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Reportage

La quête de régularisation des sans-papiers

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Sarah Freres

Précaires, invisibles, oubliées… Les personnes en séjour irrégulier se mobilisent depuis quelques mois pour faire ressurgir la question de leur régularisation. Leur combat ne bénéficie plus du soutien massif de l’opinion publique sur lequel ils avaient pu se reposer en 1999 et 2009. Sur le terrain, un travail de sensibilisation a donc commencé pour regagner l’adhésion de la population. Cet article est paru dans le numéro 144 (mai-juin 2021) d'Imagine.

« La question n’est pas de savoir s’ils obtiendront gain de cause. Ce qu’ils demandent, ils ne l’auront pas. Certains refusent de le comprendre. Pour l’instant, l’opinion publique leur est défavorable. Ils doivent d’abord conquérir la solidarité. » Le père Daniel Alliët, indéfectible soutien des personnes sans-papiers, regarde « son » église, Saint-Jean-Baptiste-au-Béguinage, au centre de Bruxelles, et ses lourdes portes rouges placardées d’un « Liberté, égalité, dignité ». Quelques minutes plus tôt, ce prêtre à la retraite apportait « une bonne et une mauvaise nouvelle ». La première efface illico presto la seconde : les toilettes dans l’édifice, inaccessibles, seront bientôt réparées. Nezha prend les mains du prêtre dans les siennes et saute de joie. Son excitation souligne une évidence vite oubliée depuis le confort de nos vies : l’accès à la dignité passe aussi par l’accès aux sanitaires.

Occupée depuis le 31 janvier par une grosse centaine de personnes, l’église du Béguinage est tapissée d’exigences, de rêves et d’accusations. Un mantra y revient sans cesse : « la régularisation pour tous les sans-papiers ». Pakistanais, Algériens, Tunisiens, Congolais, Marocains… « C’est cosmopolite ici », sourit Mohammed. Après onze ans passés dans l’ombre, il a choisi de délaisser son travail et son appartement – « mais je continue de payer mon loyer » – pour venir réclamer le droit au séjour depuis le Béguinage. Nombreux, dit-il, sont ceux qui ont vu la pandémie engloutir leur emploi et rafler leur salaire. « Le Covid, c’est la goutte d’eau. J’ai souvent entendu parler de régularisation, sans jamais rien voir venir. Depuis le début de la crise, on a vu l’Italie, le Portugal, l’Espagne et les Etats-Unis donner un statut aux gens. Pourquoi pas nous ? »

L’église du Béguinage, au coeur de Bruxelles, a connu plusieurs occupations et grèves de la faim pour la régularisation des personnes sans-papiers. © Sarah Freres

Cette mobilisation politique est, pour beaucoup, une première. « Depuis mon arrivée en Belgique, je me sens seul et très déprimé, confie Mehdi, à l’aube de la trentaine. Ici, j’ai rencontré beaucoup de gens qui ont connu la même chose que moi. Les mêmes menaces, les mêmes souffrances, les mêmes galères. Je sais, avoir des papiers, c’est pas vraiment le rêve américain. Je veux juste m’enlever le stress que je vis depuis onze ans. » Recrutés par des employeurs peu intègres, logés par des marchands de sommeil, la plupart des occupants du Béguinage ont, comme Mehdi, longtemps fait profil bas. « Quand vous êtes sans-papiers, il n’est pas question de se plaindre d’un trois euros de l’heure, de réclamer un salaire minimum. Parfois, on n’est pas payé tout court. Si on proteste, l’employeur menace d’appeler la police. Et avec la police, on peut finir en centre fermé, allez savoir pour combien de temps. Donc, depuis des années, on travaille, beaucoup, et on se tait. Fêter Noël ? Participer aux manifestations pour les droits des femmes le 8 mars ? Partir en vacances ? On ne connaît pas ça », glissent Ibtissam et Nezha, âgées de 56 et 60 ans.

Dépouillées de leurs droits, les personnes sans-papiers ont appris à vivre en se privant des services des institutions. Et vice-versa, soulignent nos interlocuteurs : ces mêmes institutions ont appris à ignorer les personnes sans-papiers. En atteste le visage tuméfié d’un des occupants de l’église. Tabassé 48 heures plus tôt par son patron, il aurait sans doute dû porter plainte. Une démarche jugée trop risquée pour quelqu’un à qui l’on répondrait par un énième ordre de quitter le territoire.

Autre exemple abondamment cité : la galère pour payer un abonnement à la Stib. L’entreprise, comme de nombreux magasins, refuse le cash depuis le début de la pandémie. « Sauf que nous n’avons que ça, du cash !, s’exclame Ibtissam. Pour la carte mensuelle, on doit alpaguer des gens, jusqu’à ce que quelqu’un accepte d’utiliser sa carte pour nous, en échange d’un billet de cinquante euros. Il faut savoir convaincre : beaucoup pensent qu’on les arnaque avec de faux billets… Ça peut prendre des heures. »

En 2021, l’Union pour la régularisation des sans-papiers a lancé plusieurs occupations politiques. © Sarah Freres

Sous les voûtes en briques beiges (« c’est du style baroque, vous savez comment on le reconnaît ? »), Ahmed résume : « Au final, tout revient toujours à ce bout de papier. » Pour ce féru d’architecture, en séjour irrégulier depuis neuf ans, la Belgique fabrique des sans-papiers et la pandémie des sans-abris. « Etre en séjour irrégulier est un labyrinthe de désillusions. Les propriétaires, les employeurs… Ils profitent de nous. Nous, on ne profite de rien. Pourtant, on dit de nous que nous ‘‘profitons du système’’, on nous qualifie d’illégaux. Cette stigmatisation constante, c’est choquant. Comme si ne pas avoir de papiers faisait de nous de mauvaises personnes. » Derrière lui, un cercueil recouvert d’un linceul est une allégorie de « la Belgique, cimetière des personnes sans-papiers ».

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A un peu plus d’un kilomètre de là, un premier caméraman pose son matériel devant le 16 rue de la Loi. Ce 19 mars, un Comité de concertation se tient plus tôt que prévu pour prévenir la troisième vague. De l’autre côté de la Petite Ceinture, l’Union des sans-papiers pour la régularisation pénètre dans l’église de Saint-Gilles. « Ils veulent entamer une nouvelle occupation mais ils doivent négocier avec le curé et ils ne le trouvent pas », indique Daniel Alliët. Depuis, le mouvement a également pris ses quartiers dans l’occupation du Théâtre national, aux côtés d’artistes. « La mobilisation tarde à s’enclencher, constate Selma Benkhelifa, avocate spécialisée en droit des étrangers, soutien de longue date des sans-papiers. Parmi cette population, on croise des gens qui sont en Belgique depuis quatorze ou quinze ans, des exclus de la campagne de régularisation de 2009, des personnes qui avaient obtenu un titre de séjour à l’époque et qui l’ont perdu. Par exemple si l’employeur qui leur avait fourni un contrat de travail ne payait pas l’Office national de sécurité sociale. »

Plusieurs mois après ce reportage, Nehza a obtenu une réponse a sa demande de régularisation. Celle-ci était négative. © Sarah Freres

La Belgique a connu deux campagnes de régularisation : en 1999 et en 2009. Selon le Bureau d’Etude des sans-papiers (BESP), un organe de la Coordination des sans-papiers, entre 85 000 et 160 000 personnes résident aujourd’hui en Belgique sans titre de séjour. La plupart seraient ici depuis, en moyenne, sept ans. 80 % seraient dépourvus d’accès aux soins de santé : seuls 10 à 20 % bénéficieraient ou oseraient demander l’aide médicale urgente. « Peut-on endiguer la pandémie de coronavirus dans ces conditions ? », soulignait déjà le BEPS en avril 2020. Pour l’heure, aucun argument sanitaire, économique, ou humanitaire n’a convaincu le secrétaire d’Etat à l’asile et la migration, Sammy Mahdi (CD&V) de revoir sa copie. Les occupations actuelles ? « On ne me fera pas chanter », rétorquait-il en début d’année, s’opposant à une « régularisation collective ». « C’est malhonnête d’en parler en ces termes, souligne Serge Bagamboula, porte-parole de la Coordination des sans-papiers. Il sait très bien que chaque régularisation est individuelle. C’est du cas par cas, même dans le cadre d’une campagne. »

« Etre en séjour irrégulier est un labyrinthe de désillusions. Les propriétaires, les employeurs… Ils profitent de nous », Ahmed, travailleur, passionné d’architecture, en séjour irrégulier en Belgique depuis neuf ans

Au sein de la société civile, un quasi-consensus existe - et précède la crise sanitaire - parmi les partenaires sociaux, conscients du poids de l’économie informelle dans certains secteurs comme la construction, les soins aux personnes, l’horeca et le nettoyage. Dans une vision utilitariste de l’immigration, peu appréciée à gauche de l’échiquier politique, chacun y trouverait son compte. Les organisations patronales qui veulent combler les métiers en pénurie ; la main d’œuvre présente sur le territoire qui ne demande qu’à travailler ; les syndicats qui luttent contre le dumping social qu’induit le travail illégal. Les Régions wallonne et bruxelloise, responsables de la délivrance des permis de travail, ne s’opposent d’ailleurs pas à une régularisation par le travail. L’idée a cependant peu de chances d’aboutir : elle ne figure pas dans l’accord de gouvernement fédéral. « Une pâle copie de celui du gouvernement de Charles Michel », juge Serge Bagamboula. Fin de l’enfermement des enfants, organisation d’un audit de l’Office des Etrangers… Peu de différences sautent en effet aux yeux, hormis quelques changements sémantiques - le terme « illégaux » pour désigner des personnes ne figure plus dans l’accord. Pour Sotieta Ngo, directrice de la Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers (Ciré), ce manque d’ambition illustre « d’où l’on vient ». « Aujourd’hui, le mot ‘‘régularisation’’ est presque devenu une insulte », insiste-t-elle. Durant les négociations de la coalition Vivaldi, il a d’ailleurs fallu trouver une parade pour aborder le sujet, porté par les écologistes francophones. La reformulation, alambiquée, vient alors du MR : « Mise en conformité administrative ». Finalement, Ecolo n’obtient pas d’avancée. Le PS ne l’appuie pas et la droite flamande, battue largement par l’extrême-droite et la droite extrême aux dernières élections, fait bloc.

Depuis, une proposition de loi a été déposée pour inclure des critères de régularisation « clairs, justes et précis » dans la loi de 1980 sur les étrangers. Ce texte émanant de Défi, parti siégeant dans l’opposition, colle plus ou moins aux demandes des sans-papiers. « Aujourd’hui, vu l’opacité des critères de régularisation, tous les doutes et espoirs sont permis », résume Serge Bagamboula. En effet, la régularisation sur base humanitaire peut être obtenue dans des « circonstances exceptionnelles », non définies par la loi. Le précieux sésame est donc octroyé de manière discrétionnaire. Un fait du prince qualifié, dans le milieu militant, d’« arbitraire institutionnel ».

Les collectifs de sans-papiers n’ont pas pu être entendus au Parlement, la majorité gouvernementale ayant rejeté une proposition d’auditions. © Sarah Freres

L’objectivation de critères, qui devraient être coulés dans une loi pour établir une règle, est une revendication portée par les sans-papiers depuis des années. Le pouvoir discrétionnaire du secrétaire d’Etat ne pourrait alors s’exercer que dans des cas exceptionnels que la règle, peut-être trop rigide, n’aurait pas pu prévoir. « Un peu comme une demande de permis de bâtir, compare Sotieta Ngo. Il y a des conditions à respecter mais la commune ou la Région peuvent faire des exceptions. »

Cette demande se heurte à deux obstacles majeurs. L’un est idéologique : la régularisation est considérée comme une faveur, une récompense à accorder avec parcimonie pour ne pas paraître laxiste. L’autre est lié au contexte politique. « Les partis flamands, et particulièrement le CD&V depuis l’éclatement du cartel avec les nationalistes, courent derrière la N-VA. Et la N-VA court désormais derrière le Vlaams Belang. Il ne faut donc pas donner l’impression qu’en plus d’être minoritaire en Flandre, ce gouvernement est de gauche. En ce sens, les sans-papiers sont les sacrifiés de la Vivaldi : c’est la realpolitik qui l’a emporté, analyse Alexis Deswaef, avocat fortement impliqué dans la campagne de 2009. Je pense que le mouvement des sans-papiers doit se préparer pour l’échéance de 2024. Il faudra peser sur les partis pour que la régularisation devienne une condition pour former un gouvernement. »

« Pendant des années, l’opinion publique a été labourée de messages qui ne permettent plus de voir la réalité de ces personnes. On doit faire de la contamination positive », Sotieta Ngo, directrice du Ciré

Pour y parvenir, l’adhésion de la population autour de leur cause sera nécessaire afin de créer un rapport de force. « Pendant des années, l’opinion publique a été labourée de messages qui ne permettent plus de voir la réalité de ces personnes. On doit faire de la contamination positive », avance Sotieta Ngo. La sensibilisation a déjà commencé, à travers les occupations, des lettres ouvertes aux autorités ainsi qu’une campagne baptisée We are Belgium too, relayée par de grandes associations. Par ailleurs, une loi d’initiative citoyenne, écrite par les sans-papiers, devrait être prochainement déposée à la Chambre. « La mobilisation s’est souvent construite de la même manière. D’abord, les groupes anarchistes. Puis les soutiens plus institutionnels, comme les syndicats et le milieu associatif mainstream. Le pouvoir politique va ensuite dire que ‘‘l’opinion publique ne suit pas’’, que ce n’est pas le moment de parler de régularisation, décrit Selma Benkhelifa. C’est là qu’on peut changer la donne : si la proposition citoyenne atteint les 25 000 signatures électroniques, le Parlement est obligé de l’examiner. Signer avec sa carte d’identité est un processus un peu rédhibitoire mais si chaque sans-papiers convainc trois Belges, ça fait 450 000 signatures. Et là, l’argument de l’opinion publique ne tient plus. »

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En coulisses, la Coordination des sans-papiers multiplie aussi les contacts en haut lieu. « Le ministre de l’Emploi [NDLR : Thomas Dermine, PS] est le prochain sur notre liste, évoque Serge Bagamboula. Est-il pour l’exploitation des sans-papiers ? Ne veut-il pas que nous participions au financement de la Sécurité sociale ? » La pandémie, en termes de plaidoyer politique, semble être tant un atout qu’un frein. « Chacun a ses préoccupations, c’est légitime. Nous sommes l’angle mort de cette crise. Où sont les communes qui s’étaient proclamées hospitalières ? Pourquoi les médias parlent plus de Jean-Marc Nollet et de ses deux invités que des personnes les plus vulnérables de la société ? Où étaient les services de prévention quand le Covid s’est installé ? Personne ne s’est tourné vers les sans-papiers pour expliquer les gestes barrières, la distance physique. J’ai fait personnellement le tour des occupations pour coller des affiches avec les informations que j’avais trouvées sur Internet. »

Serge Bagamboula se bat depuis de nombreuses années pour faire valoir les droits des personnes sans-papiers. © Sarah Freres

La crise sanitaire accélérera la lutte du mouvement des sans-papiers et renforcera, à en croire Alexis Deswaef, leur désir de justice et d’égalité. « Comme société, on a intérêt à les écouter avant que ça nous explose à la figure. » De son côté, Serge Bagamboula craint que les personnes ressources de cette communauté en souffrance ne puissent bientôt plus répondre de la situation. « La précarité pousse à la détermination, résume Sotieta Ngo. Organisons une campagne, une dernière fois, et profitons-en pour changer la loi. Cela fait douze ans… C’est le temps de la scolarité d’un enfant. »

Sur un banc de la place du Béguinage, Daniel Alliët regarde le coucher de soleil danser sur « son » église, lieu hautement symbolique de la lutte des sans-papiers. Il décrit la force des mobilisations précédentes : l’occupation d’une soixantaine d’églises, le soutien des recteurs d’universités et des évêques, les grèves de la faim… « Les sans-papiers, dit-il, comme les bâtisseurs de cathédrale, ont besoin de temps pour construire une société plus belle. »

Sarah Freres

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