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Analyse

L'humour face aux crises environnementales

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Don't look up

Face aux anxiogènes dérèglements environnementaux, un « humour vert » commence à se frayer un chemin dans la culture populaire. Parler de la crise sur un nouveau ton permettrait ainsi de décompresser mais aussi d’éveiller les consciences, voire de mobiliser. Entre blagues perçues comme moralisatrices et dédramatisation nécessaire mais pernicieuse, l’équilibre est toutefois difficile à trouver. Tour d’horizon avec des professionnels du rire.

« On n’a pas été assez clairs ? On essaie de vous dire que la planète entière est sur le point d’être détruite. » Cette scène du film Don’t Look up, sorti fin 2021, est devenue culte. Aux côtés de Kate Blanchett et Tyler Perry, dans le rôle de présentateurs d’une émission télévisée où « les mauvaises nouvelles, on les édulcore un peu », Leonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence jouent des scientifiques venus annoncer une nouvelle dévastatrice : une comète détruira la planète endéans les six mois. Loin d’être un énième film catastrophe, Don’t Look up surligne certains traits de notre société (le technosolutionnisme, le traitement médiatique du fait scientifique, la déconnexion des politiques, la course pour le pouvoir, le capital ou la célébrité) par le truchement de la caricature, la dérision et la satire, dénonçant au passage l’inaction face à la crise climatique. Le message a fait mouche : des scientifiques alertant depuis des décennies sur les conséquences du dérèglement environnemental se sont reconnus, des marches pour le climat se sont inspirées du slogan du film, des médias en ont pris pour leur grade.

Si le succès de cette comédie dramatique tient notamment à sa transposabilité avec le réel, il soulève une question à peine défrichée : peut-on rire de la crise climatique ? « Oui », répond sans détour l’humoriste Zidani, considérant qu’un sujet sensible peut être détourné pour autant que ce soit constructif. « L’humour tel qu’il doit être pratiqué pour moi, c’est un humour qui a du sens, qui construit, qui est basé sur une vision. Regardez le film La vie est belle. On rit d’une question très grave, à savoir l’extermination de millions de personnes dans les camps de concentration. Selon les témoignages de survivants, il y avait aussi des moments où ils riaient. L’humour peut donc être salvateur. Le rire est un pansement, c’est quelque chose qui guérit. »

Emotions positives versus leçons de morale

Depuis peu, des chercheurs s’interrogent sur la nécessité de trouver de nouvelles manières de s’adresser aux citoyens pour traiter des dérèglements en cours, autrement que par le biais de la peur. « Comment faire en sorte que l’urgence rentre dans la culture populaire ?, s’interroge Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et présidente du groupe 1 du GIEC, dans le podcast Echanges Climatiques. Le côté humour, ça marche vraiment bien. Moi je suis nulle pour ça. Mais je pense que ça marche parce que quand on rit ensemble, ça crée aussi du lien. Et donc, rire des comportements fossiles, faire en sorte que ce soit perçu comme dépassé, on ne l’utilise pas assez. Il faudrait que le SUV qui a une consommation délirante devienne ringard. »

D’après la française Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), la culture populaire constitue un levier puissant pour sensibiliser les foules, notamment grâce aux sentiments positifs qu’elle suscite, et l’humour une arme de conscience collective. Son étude « Des récits et des actes », publiée en mai dernier, conclut toutefois que les œuvres culturelles environnementales déclenchent souvent des émotions négatives (peur, colère, frustration, angoisse) « associées à des imaginaires peu attrayants, angoissants voire effrayants ». Autant de sentiments laissant les consommateurs de culture désemparés et allant à l’encontre de ce qu’ils recherchent : le rire, la surprise, la détente. En revanche, « par la nature transgressive de l’humour, générant de la joie, le message s’entend plus facilement tout en captant une audience large. »

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D’aucuns préviennent : l’art de rire est intimement lié à un contexte. « Celui-ci peut être culturel. L’humour belge, français ou anglais, ce n’est pas du tout la même chose, cadre Valérie Martin, cheffe du service Mobilisation et Médias de l’Ademe. Il est aussi temporel puisque la réaction sociétale peut être très différente d’une époque à l’autre. Par exemple, il y a dix ans, la ‘‘blague’’ de Christophe Galtier sur le PSG qui se rendrait à un match de foot en char à voile aurait fait rire les réfractaires et choqué les écologistes. Il n’aurait sans doute pas dû faire son mea culpa. Aujourd’hui, la réaction est très différente et ne se limite pas aux militants environnementaux. Ce n’est pas une question de bienséance ou de bien-pensance. Simplement, sa légitimité à pouvoir faire de l’humour sur ce sujet peut être interrogée. De la même manière, la sphère étatique et institutionnelle ne pourra probablement utiliser l’humour sur ces sujets qu’avec parcimonie. C’est d’ailleurs peut-être quelque chose qui bloque certaines personnes dans les milieux artistiques : si vos actions ne sont pas en phase avec votre expression, avez-vous le droit de faire de l’humour ? » Ce questionnement traverse Fanny Ruwet, humoriste officiant notamment sur les ondes de France Inter, qui craint que le messager ne soit décrédibilisé s’il n’est pas lui-même exemplaire ou s’il se concentre trop sur les responsabilités individuelles. « Les enjeux environnementaux me parlent énormément, je suis de cette génération qui devra vivre avec leurs conséquences. Je les aborde de temps en temps mais il faut trouver un juste milieu, faire rire sans être le grand chevalier blanc qui va sauver le monde, évoque-t-elle. Mon style, c’est plutôt le pessimisme, l’humour noir. Enfoncer des portes ouvertes et se la jouer moralisateur, ce n’est pas trop mon truc. D’ailleurs, si on fait des chroniques sur ces sujets mais sans faire suffisamment d’efforts personnels, est-ce qu’on a une légitimé ? N’est-ce pas une manière de se donner bonne conscience ? Je vais lundi en tournée au Canada et je n’y vais pas en kayak… »

Les craintes de l’humoriste et chroniqueuse ne sont pas infondées. Comme pointé dans l’étude de l’Ademe, une œuvre culturelle peut lasser si elle est perçue comme moralisatrice ou associée à la « bien-pensance », à tort ou à raison. Autrement dit : on peut rire du climat… mais pas n’importe comment. « L’humour est un outil puissant pour relever des contradictions et des hypocrisies, renverser les rapports de pouvoir – même temporairement – et créer des soupapes de décompression. Il sert à renforcer le tissu social mais il faut faire attention à ce que l’on vise. On ne rit pas des glaciers qui fondent mais des stars qui prennent un jet pour faire leurs emplettes au coin de la rue, on ne se moque pas des gens qui s’appauvrissent mais des politiques au pouvoir qui ont de l’influence… Et ça, c’est touchy comme sujet, parce que ça pose les questions des limites de l’humour », relève Ersy Contogouris, professeure au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’université de Montréal.

Dédramatiser avec modération

Reste que le besoin de se payer une bonne tranche de rire est réel, en particulier face à des crises systémiques, anxiogènes et qui s’inscrivent dans la durée. « Le rire est la politesse du désespoir, avance Céline Scoyer, comédienne active dans le milieu du stand-up et à la fibre humoristique plutôt noire. Personnellement, si je ne ris plus, si je ne fais plus d’humour… je ne me lève plus le matin. Tout devient si anxiogène ! Je crois que nous n’avons pas le loisir de perdre espoir, surtout pour nos enfants. Donc oui, nous avons besoin de rire, plus que jamais, surtout des choses graves parce que le processus de détente que déclenche l’humour permet de les appréhender dans une autre perspective. »

Autrice de Les envies sauvages, pièce dans laquelle les deux protagonistes s’éloignent du monde pour se reconnecter avec la nature et se retrouvent confrontés aux limites de l’auto-suffisance, Céline Scoyer estime que l’effet cathartique de la caricature est trop peu exploré. « Foutons-nous de notre propre gueule ! Admettons qu’on a été vachement cons, rions-en et pensons à faire autrement ! En fait, Don’t Look up, on le vit. Il fait de plus en plus chaud l’été ? Allons acheter des climatiseurs ! On ne peut plus payer nos factures d’électricité ? Faisons-les gagner à la télé [en septembre, la matinale britannique This Morning de la chaîne ITV avait donné la possibilité pour le lauréat de la Roue de la fortune de gagner quatre mois de factures énergétiques, suscitant la colère des téléspectateurs] ! En soi, c’est triste de vivre ça mais c’est nécessaire d’en rire. Sinon, on ne ferait que pleurer ! »

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Ironiser, tourner en ridicule, ringardiser, grossir le trait, exagérer, faire appel au premier ou au second degré… « Chaque humoriste a sa police d’écriture, ses procédés propres pour déconstruire le monde, décrit Zidani, qui, dans son spectacle Les Pingouins à l’aube, établit un parallèle entre la fonte de la banquise et le traitement de la culture pendant la crise sanitaire pour parler de ce qui est ‘‘essentiel’’. Mais il ne faut pas confondre humour et vulgarité ! Blagues potaches, de comptoir, salaces… C’est du rire fonctionnel qui fait partie de la nature humaine mais qui repose sur du vide. Ça peut être rigolo et sympa mais après, il ne reste pas grand-chose. C’est comme manger un McDo. Le trash pour le trash, le noir pour le noir, le choquant pour le choquant… L’humour fastfood n’a pas de portée humaniste, il ne perdure pas dans le temps ou dans les esprits. »

Pour les professionnels, une difficulté majeure est de savoir où placer le curseur pour injecter de la légèreté dans ce tourbillon de perspectives sombres, de catastrophes et de mauvaises nouvelles sans toutefois surdoser la dédramatisation. « Il ne faudrait pas que ça nuise à la portée du message », observe Fanny Ruwet. Face à ce risque, certains estiment que les humoristes – « puisqu’ils ont une responsabilité sociétale, comme d’autres » – devraient se former aux questions environnementales, qui occupent une place encore marginale dans le milieu. D’autres suggèrent l’inverse. « Les scientifiques font des projections très pointues mais n’étudient pas les manières de les communiquer. C’est peut-être aussi pour ça qu’ils ne sont pas écoutés, suppose Eline Schumacher, artiste-interprète et metteuse en scène (notamment de La bombe humaine, où elle interagit avec le chercheur et auteur du GIEC François Gemenne et l’activiste Adélaïde Charlier et dirige le spectateur vers l’activisme). Ce serait génial que des scientifiques ou des activistes s’y mettent ! On ne peut pas vraiment dire que Greta Thunberg ait été une porte-parole de l’humour ou que les écologistes soient particulièrement drôles. Si l’humour est un levier pour attirer l’attention du public, pourquoi ne pas associer l’art et la science ?! » Zidani abonde : « L’humour est une bonne porte d’entrée pour amener de la légèreté dans des choses techniques. Quand on est détendu, on ouvre mieux les oreilles. »

Contrecarrer le récit consumériste

La voie humoristique pour parler des questions environnementales ferait-elle face à un boulevard ? D’aucuns craignent que le rire reste cantonné à certains cercles, déjà convaincus et sensibilisés. « Le dérèglement climatique est une question profondément sociale mais il y a plein de gens qui n’ont pas le temps de se poser la question d’un ‘‘retour vers la nature’’. C’est un défi vertigineux pour la culture, qui affiche une volonté de s’adresser à tous les publics. Mais on sait bien que tout le monde n’y a pas accès et on risque donc de rire en vase-clos. Il faut faire gaffe à ce qu’on pense être universel. Le rôle d’une humoriste, une actrice, une metteuse en scène, c’est aussi d’accepter que sa vision du monde n’est pas globale et essayer de comprendre la diversité des points de vue », prévient Eline Schumacher. Et Valérie Martin de souligner l’importance de la culture populaire, architecte des récits collectifs nous permettant de faire société. « L’imaginaire dominant est aujourd’hui celui du consumérisme, c’est-à-dire qu’on croit que consommer rend heureux. Pour créer un contre-récit qui nous façonne en tant que société, il faut travailler sur un imaginaire rendant la sobriété désirable et qui donne envie de croire au futur. C’est là qu’intervient l’humour : ce contre-récit passe par certains codes qui génèrent des émotions, comme la joie ! »

Sarah Freres

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