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Chronique

Consentir à la nuit

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Todd Diemer / Unsplash

Le « jour » ne désigne pas seulement une fraction du temps humain distincte de la nuit, mais aussi vingt-quatre heures. L’opposition du jour et de la nuit s’inscrit ainsi dans un paradigme où l’un des deux termes de l’opposition (le jour) sert aussi à désigner l’ensemble du paradigme, de la même façon que l’« homme » désigne à la fois la partie (l’opposé à la femme) et le tout (l’humanité).

Ce fait de langage peut nous interroger. Tout comme le masculin l’emporte grammaticalement sur le féminin, le diurne l’emporte sur le nocturne dans notre langue. Cela signale-t-il un empire du jour sur la nuit qui n’est pas que linguistique ? Symptôme de cette domination, la recherche militaire s’intéresse à un oiseau migrateur, le bruant à gorge blanche, dont la particularité est de pouvoir voler plusieurs jours d’affilée sans dormir. Les scientifiques du Pentagone rêvent de s’en inspirer pour façonner des soldats insomniaques et (pourquoi pas ?) des travailleurs increvables. La rançon de cette domination du jour sur la nuit ne se paye-t-elle pourtant pas déjà dans la frénésie des activités sans pause, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 ? Mais, à reléguer ainsi la nuit aux oubliettes, de quelles profondeurs mystérieuses se prive-t-on ?

La nuit des temps

Aussi loin que l’on remonte dans notre histoire occidentale, la nuit a mauvaise réputation. Lieu des malfrats et de leurs crimes, des sorcières et de leur sabbat, du diable, des zombies, des vampires, bref, des sujets sans foi ni loi et de leurs activités sans témoins, la nuit semble donner licence à toutes nos pulsions. Activité légitime de la nuit, le sommeil est également disqualifié dans notre tradition chrétienne : le monde est à ceux qui se lèvent tôt ! Si le jour renvoie symboliquement à la connaissance, à la lucidité, à la clarté, aux idées lumineuses, la nuit renvoie quant à elle à l’obscur, au ténébreux, au sombre : à une part de nous-mêmes que nous gagnerions sans doute à effacer ou, à tout le moins, à « éclairer ». La technique est venue en renfort de ce projet : nous vivons dans un monde si éclairé que l’on parle aujourd’hui de pollution lumineuse, et nous dormons de moins en moins, enlevant ainsi toujours davantage à la nuit ses privilèges. Un monde illuminé 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et la fin du sommeil : tel est le mirage capitaliste, une sorte d’exorcisme moderne qui supprimerait l’ombre du tableau.

Le droit de/à la nuit

Les lois ne sont pas les mêmes le jour et la nuit. La pratique ancienne du couvre-feu en est un exemple. À l’époque où les maisons étaient en bois, couvrir le feu permettait d’éviter les ravages d’un incendie nocturne. La transformation de cette pratique en interdiction de circuler la nuit est prêtée à Guillaume le Conquérant, lors de sa conquête de l’Angleterre, dont il devint le roi en 1066. Elle indique que le puissant se méfie de la nuit. C’est que la nuit, tous les chats sont gris ! On ne distingue pas un rassemblement inoffensif d’une foule séditieuse, un échange d’un trafic, une promenade nocturne du guet d’un maraudeur. La lumière est l’impératif juridique du pouvoir. Le jour permet de voir et voir, de diriger. La nuit est ingouvernable ; elle est donc dangereuse. Les lampadaires permettent les caméras; les caméras, la surveillance et la surveillance, la sécurité. C’est alors aussi à rebours le potentiel révolutionnaire de la nuit qui se manifeste. Dirais-je qu’il a été « mis en lumière » par le livre de Jacques Rancière, La nuit des prolétaires ? Il y a eu la nuit de l’abolition des privilèges, la nuit du 4 août 1789. Mais il y a eu aussi les nuits non violentes, d’études et de débats d’ouvriers parisiens du 19e siècle, initiant ce qu’on appellera plus tard « l’éducation populaire ». Ces ouvriers réclamaient une nuit qui ne serve pas qu’à réparer les forces du travail, ils souhaitaient « être traités comme des êtres à qui plusieurs vies seraient dues ». Ils réclamaient un droit à la nuit.

Bonne nuit !

L’expression « bonne nuit » n’a pas du tout le même sens que « bonne journée ». Par la seconde, on souhaite passer des heures douces, faire d’heureuses expériences, alors que la première renvoie à une nuit qui n’existe pas, où l’on dort pour se réveiller frais et prêt à affronter une nouvelle journée. Une « bonne nuit » est une nuit qui n’empiète pas sur les performances du jour.

Pour redonner un sens positif à cette expression, et réellement passer une nuit de bonnes rencontres, cherchons donc à ne pas voir la nuit avec les yeux du jour, à ne pas retenir ainsi que ce que coûtera l’insomnie dans la journée qui arrive et impose déjà ses règles, à ne pas regarder sa montre la nuit, recadrant par là le temps en suspens de la nuit dans le temps diurne des horloges. Vous voudriez que la nuit ne se termine pas. Vous craignez même plutôt la venue du jour avec ses exigences, sa cadence, sa publicité, sa lumière. C’est une condition pour faire pleinement l’expérience de la nuit : vous y consentez.

Vous pouvez entrer maintenant dans la pénombre pour laisser les choses apparaître autrement que sous la lumière crue du jour. Vous expérimentez d’abord la limite d’un sens dominant la journée. Vous voyez moins bien, et ce manque rend impropre nos catégories diurnes. « En voyageant de nuit, dit Buffon, on prend un buisson dont on est près pour un grand arbre dont on est loin ».

Jouissons donc de la perturbation de ces catégories. Ouf, un chat n’est pas toujours un chat, quand il est gris ! Nous y gagnons un petit assouplissement mental : à l’opposé du maniaque, qui doit classer et ordonner le réel, la nuit nous offre l’expérience du débordement de nos classements. Elle égratigne la certitude.

Laissons maintenant les autres sens occuper le terrain (« consentir », c’est aussi « sentir avec » tous ses sens). C’est d’abord inconfortable. Vous découvrez que les sens ne se coordonnent pas entre eux aussi aisément que le jour ; ce que la vue suggère peut être inopinément contredit par ce que l’ouïe ou le toucher donnent à expérimenter. La surprise est ainsi au coeur de l’expérience nocturne. Rien ne prévient un bruit, et rien n’annonce de quoi il peut être suivi. L’attention est tendue, les sens sont en alerte, comme jamais le jour. L’expérience est alors intensément colorée d’affects. C’est que la nuit habille du manteau de l’horreur le craquement le plus anodin.

Comme le souligne Diderot : « La clarté est bonne pour convaincre mais elle ne vaut rien pour émouvoir ». Mais si nous voulions précisément cette fois nous émouvoir, plutôt que de chercher à convaincre ?

Gaëlle Jeanmart

Cet article est le fruit de discussions avec mes collègues Stéphanie Franck et Sandrine Schögel, que je remercie ici, comme je remercie Céline Letawe de sa relecture fine et attentive.
1. En moyenne, nous dormions 8 heures dans les années 70, pour seulement 6h30 maintenant. Dans son essai 24/7. Late Capitalism and the End of Sleep, Jonathan Crary nous met en garde contre cette évolution : il ne s’agit plus seulement que le travail ne cesse pas dans le grand marché néolibéral, mais que l’humain se transforme de façon à soutenir cette activité incessante de mieux en mieux et de plus en plus.
2. Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, Paris Fayard, 1981, p. 9.
3. Buffon, Histoire naturelle, cité par A. Cabantous, Histoire de la nuit, xviie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 2009, p. 34.
4. Diderot, « Salon de 1767 », in Oeuvres complètes, t. IX, Paris, Garnier, 1875, p. 147.

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