Aller directement vers le contenu

Chronique

Pertes et préjudices climatiques : impressions d’un an d’enquête

Faites dérouler pour voir la suite

Institut Royal de Météorologique

L’idée a germé en septembre 2021, lors d’un congrès sur la « décolonisation de l’industrie de la conservation de la nature » à Marseille. Déviant du sujet de notre interview, Lara Dominguez, une avocate pour l’association Minority Rights Group prononçait un mot que je ne connaissais pas. La solastalgie. Dans le train qui me ramenait en Belgique, j’ai cherché à le comprendre et découvert que cela signifiait « le mal du pays quand on est chez soi ». Un stress traumatique induit par les dégradations environnementales et qui se caractérise par une douleur liée à la perte de son lieu de réconfort, son refuge, son habitat. Je me suis demandé si cet étrange terme aux racines grecques pourrait désigner le manque que je ressentais en pensant aux hivers de mon enfance. On disait de Noël qu’il était blanc. Quand on glissait sur les pentes des prairies bordant le bois de Saint-Hadelin, mon patelin natal, nos rires résonnaient et attiraient d’autres luges. Les bonhommes de neige ne fondaient pas la nuit. Et au réveil, les silhouettes d’anges décalquées sur le sol étaient recouvertes d’une fraîche pellicule poudreuse, signe d’une nouvelle journée gorgée de promesses.

Je ne sais pas quand les hivers comme ceux-là se sont estompés. Récemment, j’ai d’ailleurs tenté de faire le compte des saisons que je ne reconnais plus. Un soleil qui aurait rapporté gros aux terrasses confinées en mars 2020, d’anormales vagues de chaleur successives - comme celle qui avait traumatisé la France en 2003 - qui font tomber les feuilles des arbres en été, de la neige en mai 2021 et en avril 2022, 23 degrés en octobre six mois plus tard. J’en oublie sans doute mais… c’était quand le dernier normal ?

Quelques semaines après cet échange dans la cité phocéenne, partant de cette idée de solastalgie, j’ai entamé un travail journalistique long d’un an grâce au soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Je voulais documenter ce qu’on appelle les « pertes et préjudices climatiques », les premiers désignant les impacts négatifs du dérèglement climatique qui sont irréparables, les seconds étant réparables moyennant un certain coût. Des maisons, des infrastructures publiques, des pans entiers de la vie économique d’une localité et des vies englouties sous le poids du déluge, un emploi s’évanouissant en raison d’une biodiversité en mauvaise santé, une culture intimement attachée à un territoire qui s’érode quand ce dernier périclite… Comment vit-on la disparition d’un lieu de vie, de sa culture, de ses repères, de ses traditions, de son travail, de son école, du cimetière où l’on enterrait ses proches, de l’arbre sous lequel on se mariait, de la neige recouvrant la montagne qu’on vénérait ?

Au cours de cette série de reportages baptisée « Les préjudices de l’Anthropocène », mon métier m’a souvent amenée à rencontrer des personnes dont la tristesse et la douleur font bondir le cœur dans la gorge et les larmes dans les yeux. A Kartong, Gunjur et Sanyang (Gambie), la vie s’est éventrée dès 2015 et Dawda, ancien tenancier d’un éco-lodge, est prêt à en témoigner devant la Cour de Justice Internationale à La Hague. Pour Petri, Anne ou Leo, des éleveurs Samis de Laponie finlandaise, l’hiver 2018 a été un point de bascule, sans retour en arrière possible. Louis, André, Mathilde et Nello, habitants de la vallée de la Vesdre, citent quant à eux les 14, 15 et 16 juillet 2021. Dans celle de Melamchi, au Népal, c’était un mois plus tôt, le 15 juin, comme s’en rappellent Rom, Sagan, Gopal, Khil et Sharmila. A Doun Baba Dièye, un village englouti par la mer, Ahmed éprouve encore le 17 novembre 2012. À quelques kilomètres de là, à Saint-Louis, Malthilde n’oublie pas le 18 août 2018. Et pour les anciens des villages d’une autre zone du Sénégal, aux confins du Sahel, tout s’estompe depuis 1985.

A priori, les situations de ces personnes – et de bien d’autres – étaient éloignées. Pourtant, des similitudes criantes n’ont cessé de s’accumuler, malgré les distances géographiques et culturelles. Mot pour mot, des phrases similaires s’étalent dans mes carnets. Au Népal comme en Wallonie, on craint désormais la pluie et les rivières. « Ce n’était pas le cas avant. » Au Sénégal comme en Laponie, les animaux fournissaient aux éleveurs ce dont il avait besoin depuis des centaines d’années. « C’est aujourd’hui l’inverse. » Partout, une difficile partition se répète. Partir ou rester ? D’un côté, l’immobilité forcée. Même si cela signifie de vivre dans l’isolement social ou des conditions de plus en plus dangereuses et précaires. De l’autre, la mobilité forcée. Même si cela signifie un déracinement douloureux ou de risquer sa vie, surtout si l’on vient d’un pays aux facilités limitées d’obtention d’un visa pour ailleurs. Partir ou rester ? Ces deux choix semblent souvent incompréhensibles. Il faudrait des études pour appuyer ce propos mais selon mes observations, rester est l’option la plus souvent privilégiée ou subie.

Lire aussi > Une catastrophe silencieuse débrousse le Sahel

Ce travail a amené son lot d’aléas, d’émotions, de frustrations, de colère et de tristesse. Mais l’élément le plus surprenant est lié aux événements de juillet 2021. Il n’était pas prévu que je documente les pertes et préjudices dans mon pays. Encore moins dans la vallée où j’ai grandi. S’il m’est peu arrivé de confier d’où je venais – là n’était pas le sujet –, oui de Belgique, oui de Wallonie, oui là où il y a eu des inondations. « Je suis désolé », se sont excusés certains de mes interlocuteurs, ressortissants de pays aux capacités d’adaptation et de reconstruction bien moindres au nôtre. Une solidarité à sens unique. Les Etats industrialisés ont longtemps ignoré la détresse des pays en développement face au dérèglement climatique. Pour ne citer qu’un exemple, quelle solidarité avons-nous montrée au Pakistan, dont un tiers était sous eau il y a quelques semaines, après avoir vécu une des plus mortelles vagues de chaleur – jusqu’à cinquante (cinquante !) degrés à certains endroits - de l’histoire de l’humanité ?

Au terme de ce travail, il me semble important de souligner que ces histoires – et ce n’était pas pensé comme ça à l’origine – sont des histoires d’eau. L’eau vidée de sa biodiversité marine, l’eau qui tombe trop et plus tôt que prévu, l’eau que le sol bétonné n’absorbe pas, l’eau fracassante qui remonte les côtes, l’eau qui ne tombe plus assez, l’eau qui devrait être glace.

Ce sont aussi, et surtout, des histoires d’injustice. Quand les termes « pertes et préjudices » sont apparus, j’avais un an. C’était en 1991, à Washington DC, lors de la première réunion du comité intergouvernemental de négociation des Nations Unies en charge d’élaborer une convention-cadre sur les changements climatiques. A l’époque, le Vanuatu, qui présidait l’alliance des petits états insulaires, s’inquiétait des disparitions annoncées dont nous sommes témoins aujourd’hui et plaidait pour un mécanisme permettant d’indemniser ces pays inévitablement touchés par l’élévation du niveau de la mer. Rejetée, cette proposition lançait malgré tout les bases du débat actuel sur les pertes et préjudices climatiques.

Pendant longtemps, cette thématique est restée l’angle mort des négociations internationales sur le climat. Elle est désormais prioritaire pour le cercle du « G77 + Chine » – une coalition qui compte actuellement 134 Etats membres représentant 80 % de la population mondiale –. Pour répondre à ces pertes et préjudices, ou à tout le moins les définir et les évaluer, divers outils ont été créés : le mécanisme de Varsovie à la COP19 en 2013, le réseau de Santiago à la COP25 en 2019, le Dialogue de Glasgow à la COP26 en 2021. Aucune de ces « promesses » n’a mené à des résultats. Depuis 1991, les pays industrialisés ont systématiquement recalé l’instauration d’un mécanisme de dédommagement financier alors que l’urgence et la pression grandissent. Mais les temps changent et, dans les premières heures de la COP27, l’espoir a surgi : pour la première fois de l’histoire, cette thématique figure officiellement à l’agenda de cette grand-messe.

L’échec du multilatéralisme est, jusqu’à présent, aussi limpide que le message de la « communauté internationale » : le refus des uns de réparer les dommages causés aux autres revient non seulement à nier les torts causés mais aussi à décliner toute responsabilité historique. Ces citoyens ne demandent pourtant pas autre chose que ce que nous demanderions : si nous nous sommes indignés de la lenteur des assureurs pour dédommager les victimes des inondations de juillet 2021 en Wallonie, cette indignation devrait aussi valoir au niveau international.

Reste que certaines pertes ne sont pas indemnisables. De témoignage en témoignage et de rapport en rapport, j’ai fini par comprendre que parler de pertes et de préjudices ne se résume pas à la légitime question du dédommagement pour la simple et bonne raison que certaines choses sont inestimables. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles ne devraient pas être dédommagées. Pour les victimes de cette triple crise (climatique, environnementale et de la biodiversité), le cœur du problème est moins la compensation financière que le besoin de reconnaissance et de justice. Ainsi, « l’argent ne comblera jamais ce que nous avons perdu » est une réponse devenue familière.

Depuis la COP21 de Paris, les débats sur les mesures d’atténuation à prendre nous ont fait oublier un élément essentiel : 1,5 degré n’est pas un « objectif » à atteindre. C’est une limite. La dépasser induit un risque mortel pour la biodiversité, les écosystèmes, les êtres vivants qui habitent cette Terre. Vous, moi, elles et eux. Comme le corps humain court un danger s’il passe de 39 à 40,5 degrés d’une interminable fièvre. La dépasser induit des pertes et des préjudices largement éprouvés là-bas, à peine ici. Et que nous ne sommes prêts à endurer davantage. Comme le souligne Dharam Uprety, expert climat et résilience de l’ONG népalaise Practical Action, dans un reportage à paraître dans notre numéro 153 : « nous sommes actuellement à une hausse de 1,1 degré. Les énormes vagues de chaleur en Europe, les mégafeux en Amérique et en Australie, un tiers – un tiers ! – du Pakistan sous eau… La semaine dernière, des pluies torrentielles et inhabituelles en octobre ont laminé près de 50 % des récoltes de riz sur le point d’être cultivées, des glissements de terrain ont empêché les gens de se rendre dans leur famille pour fêter Dashain [le festival le plus populaire du pays]. Hier, une procession de 15 personnes amenant un défunt près d’une rivière pour effectuer les rituels hindous de crémation a été tuée dans un glissement de terrain. Si les impacts ressemblent à ça maintenant, qu’est-ce que ce sera avec 1,5 degré ? »

Trente ans ont passé depuis l’appel du Vanuatu. A des échelles différentes, j’ai pu constater que la solastalgie se distille et se renforce un peu partout, au fil des disparitions matérielles et immatérielles. Et une question, à laquelle je n’ai pas de réponse, me taraude : face à ce que nous avons perdu, qu’avons-nous gagné à avoir tant attendu ?

Sarah Freres

Partager sur Facebook

Retour

Imagine est un éditeur indépendant. Il vit en priorité grâce à ses lecteurs et lectrices.
Abonnez-vous et contribuez au développement d’une coopérative de presse à finalité sociale, d’un média original et alternatif.