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Découverte

Closing Worlds ou comment penser le renoncement

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Chuttersnap / Unsplash

Comment regarder en face les limites planétaires ? Renoncer à nos activités non durables et polluantes ? Gérer l’héritage transmis aux générations futures (usines, routes, constructions…) ? Ces questions figurent au coeur de Closing Worlds, une initiative originale et prospective qui nous emmène sur les voies du renoncement.

Diego Landivar est économiste du développement, Alexandre Monnin, philosophe. Tous deux font partie de l’Origens Media Lab, un laboratoire de recherche interdisciplinaire dont certains chercheurs travaillent au sein de l’ESC Clermont Business School.

Leur domaine de prédilection ? L’Anthropocène et les limites planétaires. Leur projet Closing Worlds propose aux organisations, entreprises et pouvoirs publics, d’enquêter sur la véritable durabilité de leurs activités et de réfléchir à leur arrêt pur et simple ou à leur redirection écologique.

Comment est né votre projet Closing Worlds ?

Alexandre Monnin — En 2017 à Londres, nous avons eu une sorte d’« épiphanie ». Cette ville gigantesque est vendue comme le « hub » de la mondialisation. Or avec le Brexit, les Britanniques sont peut-être entrés dans un processus inverse, de démondialisation. Comment vont-ils maintenir le train de vie d’une ville comme celle-ci, nécessitant des soins d’entretien constants, au coeur d’un flux logistique permanent ? Et, plus largement, que faire de ces infrastructures dans l’Anthropocène ? Nous nous sommes dit que nous contemplions des ruines, des réalités d’un autre temps, dépassées dans leur fonctionnement. Nous avons alors étendu la réflexion à d’autres domaines, et cela a été le point de départ de notre travail sur les modèles économiques et agricoles et les infrastructures du monde organisé : comment en hériter ? Comment les faire atterrir – au sens de Bruno Latour – ou comment les fermer, les désaffecter ? Ce sont des savoirs qui font largement défaut aujourd’hui.

Diego Landivar — L’écologie politique est principalement tournée vers la reconnexion avec le non-humain (l’animal et le végétal) et avec la nature. Elle se préoccupe finalement très peu de la technosphère. Or les géologues qui ont essayé d’en évaluer la masse considèrent que celle-ci est cinq fois plus importante que celle de la biosphère. Que signifie concrètement le renoncement à cette technosphère ? [Ce concept défini par le géochimiste russe Vladimir Vernadski désigne la somme des matériaux technologiques délibérément générés par l’activité humaine : usines de production d’énergie, mines, lignes électriques, routes, constructions, avions… NDLR] Comment par exemple fermer une station de ski ou démanteler une chaîne d’approvisionnement ? Pour y parvenir, il faudra réinventer un pan d’activités, créer et rediriger de nouveaux métiers. Appeler seulement à la reconnexion à la nature ne suffira pas à répondre aux questions de ceux qui sont quotidiennement empêtrés dans des rapports de dépendance vis-à-vis d’infrastructures incompatibles avec l’urgence climatique. Il faut d’abord assumer de faire le sale boulot, mettre les mains dans le cambouis.

Jusqu’ici, les réponses apportées tournent autour du développement durable, de la transition énergétique, de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Ces réponses sont-elles suffisantes ?

A.M. — Non, bien sûr. L’un des enjeux majeurs à nos yeux est de déplacer la question de la RSE, qui traite des externalités mais de façon marginale : si l’entreprise déforeste en Afrique ou engendre des pollutions, elle va se pencher de façon charitable sur les conséquences de son action, alors que ces conséquences ne sont pas accidentelles, elles sont inhérentes à la finalité même de l’entreprise, à son mode de fonctionnement. L’idée est donc de réimporter ces externalités au coeur de l’entreprise pour en faire des internalités. L’enjeu ce n’est pas de dire « déforester ce n’est pas bien pour les Africains ou la biodiversité », mais plutôt « si vous continuez à déforester (et vous ne le pouvez plus) vous allez achever de détruire la biodiversité et le climat qui nous permettent d’exister, donc mettre en cause le devenir de votre organisation et évidemment des personnes qui sont en son coeur ». Cela modifie radicalement la perspective. Nous travaillons ainsi avec un entrepreneur dans le secteur de la construction. Or, pour rester dans les clous environnementaux le constat est simple : il faut arrêter de construire et privilégier uniquement la rénovation. Cela pose tout un ensemble de difficultés, mais ce n’est pas parce des difficultés se font jour qu’il faut louvoyer et ne pas les affronter, bien au contraire ! Il faut affronter ces problèmes qui sont techniques et politiques. Si l’on considère l’Anthropocène et tout ce à quoi il nous confronte déjà et confrontera prochainement, les perspectives sont mauvaises dans tous les secteurs. Il faut par conséquent mettre en place des stratégies et développer des savoirs pour repenser le devenir de ces activités. Lorsque nous parlons de fermeture, nous ne supposons pas nécessairement qu’elle soit immédiate, cette étape peut se construire par paliers, en désaffectant les activités qui ne sont absolument pas durables et sans avenir pour leur substituer d’autres activités, pas forcément parfaites mais qui permettent d’initier concrètement le changement de modèle économique.

D.L. — Actuellement, la situation n’est pas forcément favorable au fait de penser la question du renoncement. Car le paradigme de la transition écologique qui domine largement dans la culture publique et médiatique n’est pas clair : il laisse entendre que par une sorte de coup de baguette magique on va s’en sortir en changeant simplement de techniques, surtout au niveau énergétique. Je pense qu’il y a une vraie urgence à abandonner cette idée que nous pourrons y arriver sans renoncement. Qu’il suffit de remplacer le diesel par de l’hydrogène, que les piscines soient 20 % moins énergivores, que les voitures deviennent électriques. Cela ne remet pas en cause la mission des infrastructures, la finalité du système. Or c’est cela qui est nécessaire. Aujourd’hui la seule ouverture possible est celle de continuer à construire des futurs obsolètes. Le défi commence par ne pas faire advenir des choses qui n’existent pas encore comme la 5G ou les voitures autonomes. Mais en fait le combat ne finit pas avec le démantèlement de la 5G : la 4G, la 3G sont déjà tout aussi problématiques !

Comment déconstruire l’idée selon laquelle l’innovation va pouvoir résoudre tous nos problèmes ?

A.M. — Il y a toujours ce cliché de la dernière innovation qui va complètement changer le cours du monde. Mais en réalité les innovations qui sont en vogue aujourd’hui sont déjà obsolètes, elles ont été imaginées il y a quelques années, elles proviennent d’un temps où l’on ne pensait pas encore à l’Anthropocène et à ce tout que ça remet en question.

D.L. — Nous voudrions ouvrir un « désincubateur », dont le but serait de faire passer les projets d’innovation sous les fourches caudines d’acteurs qui représentent les limites planétaires, des géologues, des écologues, des climatologues, etc. Pour permettre de ne pas faire advenir des futurs obsolètes.

A.M. — De plus, ces innovations sont toujours ancrées dans des dynamiques qui, elles, ne changent pas. Si des solutions intéressantes peuvent émerger de temps en temps, il n’empêche que le régime même de la succession rapide des innovations, qu’elles soient techniques ou sociales, et ce à quoi il est censé répondre – éviter une crise endémique du capitalisme – fait que ce cadre lui-même est extrêmement problématique. Il s’agit d’en sortir pour retrouver une appréhension du monde plus juste – d’où l’importance des diagnostics scientifiques et de la compréhension du mouvement historique dans lequel nous nous trouvons afin de penser hors des clichés de l’innovation.

Comment faire entendre ce message à des organisations qui, dans notre système, se pensent toujours en termes d’accumulation, d’expansion ?

A.M. — Nos étudiants nous expliquent qu’on ne leur a jamais demandé de réfléchir au devenir des organisations hors d’une croissance exponentielle. C’est un prérequis qui n’est pas discuté et qui va de soi. Nos réflexions peuvent du coup apparaître fictionnelles, et nous utilisons ce registre de la fiction comme un outil d’exploration de la réalité mais en nous basant sur un diagnostic scientifique précis et sourcé. Et c’est en fait ce qui est présenté aujourd’hui comme du réalisme, le business as usual, qui est complètement délirant par rapport à ce diagnostic scientifique ! La mauvaise fiction c’est bien celle-là et c’est aussi celle dans laquelle nous vivons. Il y a évidemment un enjeu politique dans ces questions techniques, mais la discussion ainsi placée à un autre niveau permet de considérer les difficultés auxquelles il faut répondre de façon concrète, pratique, au-delà des enjeux idéologiques habituels.

Est-ce que la crise provoquée par la pandémie de Covid-19 a changé la donne ?

A.M. — Elle a montré notre dépendance existentielle à des modèles économiques et des infrastructures fragiles. Si je suis américain et que je perds mon emploi, je n’ai plus d’assurance ni d’accès aux soins, et les conséquences peuvent en être mortelles. On voit bien que ce modèle est extrêmement problématique, qu’il rencontre des limites très fortes. Or les limites qui vont être imposées par l’Anthropocène le seront encore plus, et le mettront encore bien davantage en crise. C’est donc une sorte de répétition avant l’avènement de bouleversements beaucoup plus profonds. Alors même que les responsables politiques paniquent dès aujourd’hui à la vue des chiffres du chômage… Qu’en sera-t-il demain ? Si le système n’est plus viable même chez les vainqueurs du système que nous sommes, elles ne le sont plus pour personne ! Il faut donc le changer en profondeur. De ce constat quelque chose demeure mais l’on voit aussi une tentative de retour à la normalité, liée au rythme politico-médiatique. Il faut établir des nouveaux rapports de force, faire entendre d’autres voix parce que ça ne va pas changer naturellement.

D.L. — Nous nous intéressons beaucoup à la chaîne d’approvisionnement (supply chain), parce que c’est une infrastructure à démanteler, à faire atterrir – avec ses logiciels, ses infrastructures juridique, financière, maritime, énergétique… – et parce qu’elle est un élément clé de la mondialisation néo-libérale. Cette chaîne s’est effondrée, mais les revenus de gens comme Jeff Bezos ont tout de même explosé. On se rend compte qu’une série d’acteurs ont intérêt à faire exister une espèce d’état « anthropocénique » permanent… Le capitalisme se nourrit de deux choses : le droit de propriété et les situations de rareté (de plus en plus nombreuses dans l’Anthropocène). Quand vous avez ces deux ingrédients-là, vous créez les conditions idéales pour un capitalisme extractiviste, hyper intensif. Il s’agit donc d’être extrêmement vigilant.

Propos recueillis par Laure de Hesselle

La suite de ce dossier est à lire dans le numéro 141 (novembre-décembre 2020) d'Imagine.

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