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Découverte

L'éco-acoustique, l'oreille de la biodiversité

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Les milieux forestiers sont plus étudiés car ils sont "fermés" aux vents, lesquels brouillent les prises de son. © Vlad Hilitanu / Unsplash

La Terre est un orchestre et la crise climatique modifie son tissu acoustique naturel. C’est l’hypothèse de base de l’éco-acoustique, une jeune discipline scientifique. Des chercheurs écoutent ainsi forêts et mers pour la vérifier. Une certitude : si l’orchestre est en sourdine, la biodiversité est déjà en ruine.

« Voici l’espace. Voici l’air pur. Voici le silence. Le royaume des aurores intactes et des bêtes naïves. Tout ce qui vous manque dans les villes est ici réservé pour votre joie. Eaux libres : hommes libres. Ici commence le pays de la liberté. La liberté de bien se conduire. Les inconscients ne respectent pas la nature. Ils croient se grandir en la polluant et ne savent même pas qu’elle se venge. Puisez dans le trésor des hauteurs mais qu’il brille après vous pour tous les autres. La faiblesse a peur des grands espaces. La sottise a peur du silence. Ouvrez vos yeux et vos oreilles. Fermez vos transistors. Pas de bruit. Pas de cris. Pas de moteurs. Pas de klaxons. Ecoutez les musiques de la montagne. »

Près d’une grange à l’embouchure d’un sentier du Parc national italien Gran Paradiso, à cheval entre le Piémont et le Val d’Aoste, ces quelques vers d’un poème signé par un certain Samivel séduisent le lecteur. Une fois dévorés, ils le poussent à bloquer un de ses sens, la vue, pour se concentrer sur un autre, l’ouïe. Qu’entend-on en s’enfonçant dans la vallée ? Le lointain son des cloches des vaches et celui du vent dans les sapins, dominés par une tonitruante rivière s’échappant d’un glacier. A la croisée de deux chemins, un autre panneau signale le début d’une zone de quiétude. Défense de s’y aventurer. L’être humain en est banni. Sa curiosité aussi : l’interdiction de survoler cet endroit avec un drone est inscrite rouge sur blanc.

Il s’agit de protéger le gypaète barbu, le plus grand – et très rare – rapace diurne d’Europe. A Gran Paradiso, il est définitivement exterminé en 1913, victime des légendes montagnardes le dépeignant comme un mangeur d’enfants et de bétail. Réintroduit dans plusieurs régions alpines dans les années 80, il faudra attendre 2012 pour qu’un premier oisillon y survive. Depuis, il est protégé du bruit des hommes, source de stress pouvant l’amener à quitter son nid et ses oeufs. Son rôle écologique est primordial : ce nettoyeur élimine les cadavres en se nourrissant de carcasses. Et, ce faisant, prévient l’émergence d’épidémies, empêche la prolifération de parasites et protège les cours d’eau de la pollution liée à la décomposition.

Les contrées dépourvues de nuisances sonores d’origine humaine sont en voie d’extinction. Avions dans le ciel, machines de déforestation sur terre, forage pétrolier en mer… Quelles sont les séquelles de ces perturbations pour la nature ? La pollution sonore entraîne-t-elle un déclin de la biodiversité ? Et, plus largement, comment le vivant réagit-il face à la crise climatique ? Autant de questions, et mille et une autres, auxquelles Jérôme Sueur, éco-acousticien et enseignant-chercheur au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, tente de répondre.

Discipline récente, l’éco-acoustique est l’étude de questions écologiques à partir du son, grâce à des magnétophones. Ceux-ci peuvent enregistrer le jour ou la nuit, une minute tous les quarts d’heure, trois heures à chaque pleine lune, trois minutes à chaque orage, quinze secondes à chaque survol d’avion, en continu pendant la mousson… Le champ des possibles et le pouvoir d’échantillonnage sont immenses. « Tout dépend de ce que l’on recherche et de la question de départ », synthétise-t-il. Une hypothèse surplombe toutefois les autres : la Terre est un orchestre et la crise climatique modifie sa musique.

Ce nouveau champ scientifique doit beaucoup à Bernie Krause, musicien et ancien comparse de George Harrison, des Doors ou encore des Monkeys. En 1968, il change de parcours et devient bio-acousticien. Il fonde l’association Wild Sanctuary et enregistre plus de deux mille écosystèmes terrestres et marins. D’après lui, le monde est divisé en trois catégories : la géophonie (les sons non-organiques comme l’eau, le vent, les activités volcaniques, etc.), la biophonie (les sons organiques, comme le chant d’une baleine) et l’anthrophonie (le son produit par les humains). A ce jour, Bernie Krause est le seul à avoir observé par le son, en Californie, un déclin de la biodiversité lié aux perturbations climatiques. Ses recherches pionnières dans le parc de Sugarloaf indiquent « une nette diminution de la complexité acoustique des biophonies, associée à la baisse de la géophonie d’un cours d’eau depuis 2011, en raison de la persistance des périodes de sécheresse. Cette étude confirme que les oiseaux sont sensibles aux variations des conditions climatiques, anticipant les changements qui apparaîtront dans la composition de la communauté végétale. » En 2015, ledit cours d’eau était tari. Et la chorale d’oiseau, d’ordinaire bruyante à l’aube et au crépuscule, appauvrie.

A écouter > Le grand orchestre des animaux par Bernie Krause

Contrairement à la bio-acoustique, qui se concentre sur un seul instrument et ce qu’il raconte, l’éco-acoustique écoute tout l’orchestre. « Cela nous permet de dire si le paysage est riche en sons, compliqué, faible en intensité, etc. Ensuite, nous pouvons analyser de plus près une composante comme une espèce ou un animal précis de cette espèce. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas le son émis mais le rôle écologique de l’émetteur. L’autre différence, c’est que nous ne sommes pas sur place. Nous laissons les appareils faire le travail pour nous. L’avantage de ces petits espions, c’est qu’ils ne perturbent pas l’écosystème », détaille Jérôme Sueur.

Sur le long terme, ce chercheur étudie deux milieux différents : une forêt froide, celle du Risoux dans le Haut-Jura et une forêt chaude, où se situe la station de recherche des Nouragues en Guyane. Lancés en 2018 et 2019, ces projets courent sur quinze ans. « La forêt du Risoux est l’une des plus froides de France, avec cinq degrés en moyenne toute l’année. Des études préliminaires ont montré que des modifications de la végétation et des communautés d’oiseaux vont survenir, en lien avec le réchauffement climatique. Cependant, nous ne sommes pas certains d’y observer un déclin sonore. Un remplacement des espèces pourrait survenir : les espèces des milieux froids vont souffrir et d’autres, plus tolérantes à l’humidité, pourraient leur succéder. Ça serait donc une autre biodiversité. Le projet en Guyane est similaire : il s’agit d’étudier les modifications du paysage sonore, aussi sujet à des changements de régime météorologique, avec des saisons des pluies plus tardives, des vents plus forts, etc. »

Dans le Haut-Jura, un système de détection automatique permet de capturer certains sons en particulier. « Nous avons pu isoler les sons des bourdonnements d’insectes volants, qui traduisent l’activité de pollinisation. On suit aussi différentes espèces de pics, dont la présence est un indicateur de bonne santé écologique de la forêt. » Prochaine étape : isoler le Grand Tétras, un oiseau sur le déclin et emblème de cette forêt à la frontière helvète. « Les gestionnaires de la forêt voudraient savoir quand ils sont là et se reproduisent, combien ils sont, où ils sont. Si on étudie cet animal, ce n’est pas pour son comportement mais pour sa valeur symbolique et écologique. »

Deux ennemis : le bruit et le silence

Surnommés à tort « les chercheurs de silence », les acousticiens honnissent ce dernier. Bernie Krause en sait quelque chose. Lors d’un incendie ravageant le nord de la Californie en 2017, il perd tout. Sa maison, ses chats, ses meubles, la guitare qu’il grattait sur la scène du Carnegie Hall avec le groupe The Weavers. Et ses enregistrements, témoins de la biodiversité. Soixante années de travail transformées en cendres alors qu’il fuit les flammes dévorant le Wild Sanctuary, le 9 octobre à 2h30 du matin. Des sauvegardes, conservées ailleurs, existent mais les bandes-son originales ainsi que plusieurs copies sont détruites. « Toutes nos affaires sont parties en fumée mais le doux paysage sonore tranquille reste la caractéristique qui nous manque le plus. Je suppose que c’est un élément dont nous parlerons pour le reste de nos vies. Après tout, c’est à partir de la voix de notre orchestre animalier que nous connaissions l’heure de la journée ou marquions les phases progressives des saisons. Jusqu’au feu, la qualité du paysage sonore était toujours accueillante, apaisante et rassurante. Le son naturel était toujours à proximité pour enrichir nos vies. Maintenant, il manque quelque chose », écrit-il dans un article intitulé “Le son de la disparition".

Un milieu naturel vierge ou pauvre en sons dépérit. Outre les dérèglements environnementaux, l’un de ses requiem est la saturation en bruits d’origine non-animale. Quand l’anthropophonie ou la technophonie étouffent la biophonie. « La forêt du Risoux est complètement polluée en raison de sa proximité avec Genève et des couloirs aériens. Acoustiquement, c’est une catastrophe. 75 % de nos enregistrements ont un bruit d’avion dedans. Alors, on pourrait inclure l’homme dans la biophonie puisqu’il est un animal qui communique autant que des oiseaux chantent, suggère Jérôme Sueur. Mais… Les autres animaux n’ont pas besoin de nous, de notre communication, du brouhaha généré par nos activités. Par défaut, on peut donc considérer que nous sommes une source de bruit et que nous les perturbons. C’est une forme de pollution, au même titre que celle de l’air, des sols, de l’eau. Pendant le confinement, beaucoup ont dit que la nature se réveillait, qu’elle parlait plus. L’absence de fond sonore a peut-être donné cette impression. Mais les oiseaux n’ont pas chanté plus fort. C’est en fait l’exact contraire. Ils ne devaient plus faire d’efforts pour surpasser le bruit ambiant. »

“En tant que scientifique, pour mesurer et vérifier la perte de la biodiversité, j’ai besoin de données sonores.”

Sans aucun doute, les zones de quiétude, à l’instar de celle du Grand Paradiso, sont une nécessité. Tant pour le bienêtre des humains que celui du vivant. La grande différence étant que les premiers, plus tolérants face à au bruit, peuvent s’en protéger aisément. « On construit des murs le long des autoroutes, on place du double-vitrage dans les maisons… On met même des casques sur nos oreilles pour écouter quelque chose afin d’oublier le son des autres. On s’en prémunit mais on ne travaille pas sur la source. Pour les milieux naturels, ça commence, timidement, à être pris en compte, surtout en mer. Et il est temps !, s’exclame-t-il. Les espèces sont en interaction et en perturbant un maillon, on peut impacter toute la chaîne. Par exemple, un bruit dérange un oiseau prédateur d’un insecte. L’oiseau, stressé et fatigué, s’en va. Il est alors possible que cet insecte prolifère et déséquilibre un milieu naturel. »

Pour apaiser le monde, Jérôme Sueur propose de parler de « déchets sonores » plutôt que de « nuisances ». Mettre le bruit sur le même pied d’égalité que les détritus empoisonnant les écosystèmes. Cette sémantique permettrait de changer de paradigme : ne dit-on pas que le meilleur déchet est celui qui n’existe pas ?

Sarah Freres

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