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Éditorial

Au-delà du pardon

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Mihai Surdu / Unsplash

« Nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte que [l’indépendance] a été conquise, une lutte de tous les jours (…) une lutte qui fut de larmes, de feu et de sang dont nous sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage, qui nous était imposé par la force. » Le 30 juin 1960 lors de la cérémonie proclamant l’indépendance de la République du Congo, Patrice Lumumba prononçait un discours d’une grande virulence à l’égard de la Belgique sous les yeux ébahis de ses élites et du jeune roi Baudouin fraîchement intronisé. Une attaque frontale de la fameuse « trinité coloniale » – les intérêts du gouvernement, les missionnaires catholiques et les entreprises privées – qui marquera à jamais l’Histoire.

Six mois plus tard, le premier Premier ministre de la RDC, était froidement torturé et exécuté avec plusieurs de ses partisans au cours d’une opération menée par des militaires et des mercenaires, avec le soutien de hauts dirigeants belges et katangais et de la CIA.

Soixante-deux ans plus tard, le Roi Philippe en visite d’Etat à Kinshasa, a présenté ses
« sincères regrets » pour ce régime colonial « basé sur l’exploitation et la domination ». Fin juin, le premier ministre Alexander De Croo (Open VLD) a réitéré depuis Bruxelles « les excuses du gouvernement belge » pour l’assassinat « odieux » de Patrice Lumumba.

Il a fallu attendre soixante-deux ans pour que notre pays se livre à cet exercice officiel de devoir mémoriel. Soixante-deux ans ! Le temps de deux, voire trois générations, et tant de livres, de films, de travaux scientifiques et d’enquêtes parlementaires qui ont abondamment documenté cette longue et ambivalente « mission civilisatrice ».

Derrière la puissance symbolique des mots choisis par le Roi et le Premier ministre – pesés et sous-pesés par une armée de conseillers et diplomates –, on devine un mélange de responsabilité assumée et de repentance, de désir d’apaisement et d’intérêts cachés, de volonté sincère de suturer les plaies d’un passé honteux et mortifère et de jeter les bases de nouvelles relations belgo-congolaises.

On ne peut que saluer cette initiative d’Etat, certes bien trop tardive mais indispensable, qui marque la reconnaissance des faits commis et la responsabilité politique si peu assumée jusqu’ici. Toutefois, cette grande opération de résipiscence ne tombe pas de nulle part et elle n’est évidemment pas étrangère au vaste mouvement décolonial porté par une nouvelle génération d’afro-descendants qui, depuis quelques années, réclament des comptes, s’attaquent frontalement à l’hégémonie, l’impérialisme et au capitalisme occidental.

Déboulonnage de statues, débaptisations de rues, productions culturelles foisonnantes… Cette génération est décomplexée, offensive et déterminée. Elle occupe pleinement l’espace public et les réseaux sociaux. Elle ne laisse plus rien passer et porte haut et fort des discours tantôt radicaux et nécessaires, tantôt excessifs et ambigus, mais qui font bouger les lignes.

Cette génération force la décolonisation des esprits et des comportements. Elle relie les exploitations passées aux discriminations et aux inégalités sociales présentes. En forçant notre classe dirigeante à revoir ses rapports à l’Afrique – et plus largement aux pays appelés jusqu’il y a peu encore « sous-développés » : horreur sémantique ! –, vus trop souvent sous le prisme de la mal gouvernance, des guerres inter-ethniques, de la corruption, de l’instabilité économique, des migrations massives, etc. Sans mesurer à sa juste valeur le colossal potentiel et la puissance vitale de ces continents jeunes, en quête de liberté et d’affranchissement.

De la contrition à l’action

Aujourd’hui, les excuses et les regrets sont nécessaires, mais pas suffisants. La Belgique, l’Europe, le monde occidental ne peuvent plus se contenter d’évocation, de contrition et de pardon, ils doivent agir. Car au-delà des efforts de mémoire, il y a la réalité des faits : le sort des migrants africains noyés en Méditerranée, expulsés de force, plongés dans l’illégalité et la misère en attente d’une régularisation ; les multinationales qui continuent à exercer un colonialisme économique à coup d’accaparements de terres, d’extractivisme industriel, de pillage des ressources naturelles et d’esclavagisme déguisé ; les trop maigres financements publics alloués à la coopération internationale qui sont rabotés en dépit du bon sens et sans vision à long terme, etc.

Autant d’exemples montrant que l’appel à la « lutte noble et juste » appelée de ses vœux par Patrice Lumumba reste, soixante-deux après sa mort, d’une ardente actualité.

Hugues Dorzée, rédacteur en chef d'Imagine

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