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Éditorial

Du business en apesanteur

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Unsplash / Greg Rakozy

La nouvelle a fait les choux gras de la presse people et des technophiles : le 11 décembre dernier, Uber Eats, la société de livraison à domicile de plats cuisinés, s’est targuée d’avoir réalisé « la toute première livraison de repas dans l’espace ». Associée au milliardaire japonais Yusaku Maezawa, la multinationale californienne a expédié aux astronautes de la Station spatiale internationale (ISS) quelques menus mets, dont « du maquereau bouilli au miso », précise la dépêche. Waouh, on n’arrête pas le progrès, nom d’une fusée Soyouz !

On aimerait en rire, mais c’est tout sauf drôle. Car, derrière ce gros coup de pub hélas réussi, éclate au grand jour un condensé des délires de notre siècle et, pire encore, les contours d’un futur effrayant : take away à tout va, vaisseaux cargos transportant du fret jusque dans l’espace, tourisme de masse en apesanteur, entreprises mégalomanes financées par des nababs rêvant d’une nouvelle vie multi-planétaire…

Pour ceux qui en douteraient encore, il suffit de suivre la guerre d’influence que se livrent depuis quelque temps les deux plus grosses fortunes du monde : Elon Musk et son business astronomique SpaceX et Jeff Bezos, l’ex-PDG d’Amazon, et son entreprise Blue Origin. Au nom d’un projet prétendument humaniste – lutter contre le réchauffement climatique, produire de l’énergie verte et réduire « le risque de l’extinction humaine » –, l’un comme l’autre ambitionnent, ni plus ni moins, de coloniser le Système solaire.

En 2019, Bezos avait ainsi exposé son grand dessein : la création de « colonies spatiales » de « plusieurs kilomètres de long » qui flotteraient en orbite et qui pourraient accueillir « un trillion d’humains ». « Ce serait une civilisation incroyable », s’extasiait alors le milliardaire. L’intention de ces nouveaux Docteurs Frankenstein est claire : foutue pour foutue, laissons la Terre se mourir et créons au plus vite de nouvelles colonies sur Mars ! Après l’avoir dépecée et pillée de ses ressources naturelles, en route pour la marchandisation céleste, un business monstre et incommensurable ! Après tout, l’Univers semble à ce point lucratif et infini…

Que se passe-t-il exactement dans la tête de ces rois du monde ? On aimerait le savoir, en se tournant, par exemple, vers Sébastien Bohler qui dans son récent ouvrage Human Psycho (Bouquins, 2022) explore le cerveau global de l’humanité. L’espèce humaine, écrit le neurobiologiste, « possède les traits caractéristiques Du business en apesanteur d’un psychopathe et coche toutes les cases du profil psychologique d’un serial killer qui massacre sa victime – la planète ». Cette humanité déficiente, frappée d’une maladie mentale aux symptômes terrifiants (impulsivité, absence de contrôle de ses émotions, égocentrisme, déni d’empathie) qui la pousse à commettre, consciente ou non, l’une des plus grandes entreprises de destruction du monde vivant que celui-ci ait jamais connu.

L’humanité serial killer

De la néo-colonisation de l’espace au transhumanisme, de l’affolante massification des objets connectés (lire notre dossier dans le numéro 149) à l’intelligence artificielle, comment freiner la course effrénée de ce « tueur fou » ? Réguler ses visées techno-scientistes ? Empêcher ses innovations marchandes, toxiques et mortifères ? Sébastien Bohler propose quelques pistes nous permettant d’éviter le pire : l’autoritarisme d’Etat, la diplomatie régulatrice, la force des utopies, la puissance transformatrice collective… L’essentiel étant de ne pas rester les bras croisés. En regardant, démobilisés ou fatalistes, ces colonnes de vaisseaux spatiaux en train de fuir la Terre exsangue et déclinante.

Livrer sur Mars des repas via Uber Eats n’est pas une fatalité. Acquérir un four connecté ou un aspirateur « intelligent » n’est pas une indispensable nécessité. Croire que les sciences et les techniques vont nous rendre surpuissants ou carrément immortels est un artifice spécieux et illusoire.

Quittons sans tarder notre peau de serial killer. Redevenons ce que nous sommes par ailleurs : des humains capables du meilleur et désireux de reprendre en main dès maintenant leur destinée.

Hugues Dorzée, rédacteur en chef

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