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Interview

"Le financement des pertes et préjudices liés au dérèglement climatique ne peut plus être ignoré"

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Unsplash / Harrison Moore

En 2022, grâce au soutien du Fonds pour le Journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Imagine lance une série de grands reportages intitulée “Les préjudices de l’Anthropocène” pour documenter les préjudices que subissent les communautés les plus exposées au dérèglement climatique, ici et ailleurs. A travers ces reportages, la rédaction veut répondre aux questions suivantes : quels sont les différents types de pertes liés à la crise environnementale, au cœur des discussions de la COP26 de Glasgow ? Comment indemniser ces dommages, parfois irréparables ? Comment vit-on la disparition d’un lieu de vie, de sa culture, de son patrimoine immatériel ? Que faire quand l’adaptation aux changements environnementaux n’est plus possible ? Quels sont les impacts pour la santé physique et mentale ainsi que pour la mobilité humaine ?

A l’heure où la Wallonie et l’Ecosse sont les premières régions du monde à avoir déclaré qu’elles dédieront des fonds spécifiques pour indemniser les pertes et les préjudices, ces questions sont plus que jamais d’actualité. Pour bien comprendre l’enjeu derrière les « pertes et préjudices », Imagine a sollicité Rebecca Thissen, chargée de recherche en justice climatique au CNCD-11.11.11.

Rebecca Thissen faisait partie de la délégation belge à la COP26. © Sarah Freres

Il est de plus en plus question, dans les discussions climatiques, de « pertes et préjudices »
(« loss and damage »). Que recouvrent ces termes ?

Il s’agit d’un des trois piliers de l’Accord de Paris, consacré dans l’article 8 et arraché par les pays en développement à l’époque des négociations de la COP21. Les deux autres piliers sont l’atténuation des dérèglements climatiques, c’est-à-dire la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et l’adaptation face à ces dérèglements. Jusqu’à maintenant, l’attention s’est surtout concentrée sur ces deux éléments, tant dans les objectifs climatiques que les financements. Or, aujourd’hui, on se rend de plus en plus compte que le volet « pertes et préjudices » doit être abordé. C’est une forme d’assurance pour les pays les plus vulnérables face aux situations qui vont au-delà de l’adaptation. Par exemple, lorsqu’un événement climatique extrême ravage tout ou lorsqu’un endroit devient inhabitable à cause des sécheresses, de la perte de fertilité des sols, de l’érosion des côtes, etc. Les petits Etats insulaires sont les premiers à avoir formulé une demande de financement de ces dommages puisque le risque de disparition de leur territoire est réel. Mais la question à laquelle ils sont confrontés depuis longtemps se pose désormais ailleurs. Qu’est-ce qu’on fait lorsque le lieu où l’on vit n’est plus viable ? Que se passe-t-il quand il n’y a plus de solution, qu’on ne sait plus s’adapter ? Ça fait dix ans qu’on parle de ces pertes et préjudices. Mais elles ne sont pas comprises dans le financement climat qui vise uniquement l’atténuation et l’adaptation. La question, aujourd’hui, est donc de prendre en compte les dommages que subissent les Etats les moins responsables de la crise climatique. Ce qui se chiffre en milliards de dollars.

Quels sont les différents types de pertes et préjudices ?

Il y en a deux : les pertes économiques et non-économiques. Les secondes sont évidemment beaucoup compliquées à chiffrer. On parle du patrimoine, de la culture, de la biodiversité, des services écosystémiques, etc.

Les pays développés ont accepté d’inclure les pertes et les préjudices dans l’Accord de Paris… A condition d’exclure tout mécanisme compensatoire. Pourquoi ?

C’était tout l’enjeu : à la COP21, il a été décidé que la compensation des pays en développement par les pays développés, dans la lecture de la dette climatique, était exclue. Pourtant, c’est une question vitale ! Et là… Personne ne dit vraiment non mais personne ne dit vraiment oui. Il n’y a aucun mécanisme pour mettre cela en œuvre. Ça tient notamment au fait que les pays industrialisés craignent que ce soit une manne financière infinie. Parce que derrière une compensation, il y a une obligation. Or, personne ne veut entendre parler d’un engagement supplémentaire. Certes, les Etats ont signé l’Accord de Paris… Mais ils ne viennent pas aux COP pour faire de la charité. Mettre la solidarité ou l’équité au milieu de la table, ce n’est pas vraiment une idée répandue. Mais… La question des pertes et préjudices est devenu un sujet trop important pour qu’on l’évite. C’est en tout cas la priorité de la plupart des organisations non-gouvernementales travaillant sur les questions de solidarité internationale et de la grande majorité des pays en développement. Le problème, c’est qu’on ne sait pas encore bien de qui et de quoi on parle. Je pense qu’avec les inondations en Belgique, on commence à réaliser que se remettre d’un événement climatique pareil prend des années, coûte des milliards, se chiffre en vies humaines et génère aussi des pertes non-économiques. Les « pertes et dommages », c’est ça. Et tout le monde a intérêt à s’y préparer, y compris les pays les plus riches, parce que les événements extrêmes y coûtent beaucoup plus chers.

Les pays appauvris ont-ils des moyens de pression pour faire avancer cette idée de compensation ?

Le seul moyen tangible dont ils disposent, c’est de faire capoter les négociations. Résultat, c’est systématiquement le bras de fer. Il arrive que les pays en développement se mettent sous la même bannière – le G27, avec la Chine, ce qui est un énorme bloc – à la fin des COP. Et in fine, un accord a minima est trouvé. Cependant, il ne faut pas mettre tous les pays développés dans le même sac : certains d’entre eux font plus que d’autres. En général, l’Union européenne, qui a un certain poids économique, est plutôt une alliée. L’opposition n’est donc pas systématique face aux demandes des pays en développement. Mais à leurs yeux, celles-ci sont trop souvent minimisées et l’urgence ne percole jamais vraiment dans les textes. Ils n’ont pas l’impression que leur réalité est prise au sérieux. On le remarque surtout aux discours d’ouverture, quand les Iles Marshall ou le Vanuatu prennent la parole. La première chose qu’ils disent, c’est qu’ils vont disparaître. C’est un cri de détresse très concret ! Et de l’autre côté, on a des Etats qui disent s’engager pour la neutralité carbone en 2050, pour des voitures-salaires électriques, etc. sans vouloir changer leur base économique et leur modèle de développement.

La compensation financière est-elle une solution ? Par exemple, la fonte des glaces peut entraîner une perte pour les peuples dont la culture est intimement liée à la glace… Or, l’argent ne remplacera jamais la disparition de la glace.

C’est une bonne question. Il est difficile de mesurer comment on compense les pertes non-économiques, comme la culture ou la biodiversité. Ce volet-là est très peu abordé. On parle bien de « climate damage tax » pour faire payer tous ceux ayant contribué au dérèglement climatique à grâce une série de mesures innovantes, que ce soit une taxe sur le kérosène, sur les transactions financières, sur les plus gros patrimoines ou les industries fossiles les plus polluantes… Tout cela est en réflexion. Mais cela ne concerne que les pertes économiques et non pas ce qui est immatériel. Pour l’instant, donc, la demande numéro un reste le financement. La deuxième, c’est un mécanisme efficace pour le répartir : un engagement financier ne suffit pas pour remplir les besoins. C’est d’ailleurs exactement ce qui se passe avec le financement climat, dont on doit tirer des leçons ! D’une part, l’argent est prêté, ce qui creuse la dette des pays en développement. D’autre part, il ne va pas là où c’est nécessaire. On finance des barrages, des stations hydrauliques, etc. en vue d’atténuer les émissions de gaz à effet de serre. Or, la priorité des pays en développement, c’est l’adaptation à petite échelle – les paysans, les communautés rurales, etc. -. Sans un mécanisme qui régule la distribution et qui s’assure qu’elle aille d’abord aux personnes qui en ont le plus besoin, on passe à côté de l’objectif ! Pour l’instant, les connaissances de terrain sont insuffisantes. Où sont les endroits qui nécessitent une action ? Quel type de financement ? Pour quels besoins ? Tout cela est flou. Il faut donc faire des pertes et préjudices un véritable enjeu pour pouvoir répondre aux différents besoins qui ne sont pas les mêmes partout. Un territoire menacé par la montée des eaux n’a pas les mêmes besoins qu’un territoire frappé à plusieurs reprises par un typhon. En termes d’infrastructure, de résilience, etc. on ne parle pas de la même chose.

Cette infographie reprend les différents types de pertes et dommages (matériels et immatériels) liés tant aux événements climatiques soudains (inondations, sécheresses, cyclones, etc.) qu’aux dégradations plus lentes (désertification, fonte des glaces, acidification de l’océan, etc.)

Les pertes et préjudices générés par une activité économique délétère pour un écosystème - et donc pour le climat -, comme la surpêche, sont-ils pris en compte par l’Accord de Paris ? Ou l’Accord ne considère-t-il que les dommages liés aux dérèglements climatiques ?

A priori, non, ça n’entre pas dans le cadre de l’Accord de Paris. Une activité économique peut évidemment détruire la résilience d’une région mais les dommages subis ne seraient pas compensés de manière directe. L’article 8 ne permet pas de franchir cette limite, de pouvoir attaquer les Etats ou les entreprises qui créent des pertes et des préjudices. Il faudra donc trouver d’autres arguments, via le prisme des droits humains par exemple.

Les pertes et les préjudices sont devenus un enjeu majeur pendant la COP26. Comment cela est-il arrivé, alors que le sujet était globalement ignoré jusqu’ici ?

La montée de ce sujet est une vraie victoire et est le fait d’une conjonction de facteurs. D’une part, là où c’était surtout une priorité pour les Etats insulaires auparavant, c’est devenu le cas pour beaucoup de pays du Sud qui portent désormais cette revendication. D’autre part, la société civile internationale a effectué un travail énorme sur ce thème et voulait le pousser au maximum. Au milieu de la COP, c’était devenu un enjeu clé. Tout le monde en parlait. A tel point que, pendant la deuxième semaine, qui est la plus politique, c’était celui qui déterminerait le succès ou non de la COP. Ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Ça a toujours été l’os à ronger donné aux pays en développement : on en parle mais on ne finance rien, on n’opérationnalise rien. A la fin de la COP, l’ensemble des pays en développement se sont mis en ordre de marche pour réclamer le financement des pertes et des préjudices. La demande était donc limpide.

Si les médias en parlent désormais, peut-on parler de victoire dans les négociations ?

La victoire se situe effectivement plus au niveau du narratif qu’au niveau des négociations. Les pays en développement n’ont pas obtenu de financement global mais la puissance du narratif a été telle que l’accord final en était menacé. Dans les derniers jours, c’était l’enjeu qui pouvait tout faire échouer.

L’Ecosse a ouvert le jeu en déclarant dégager un million pour les pertes et préjudices, suivie par la Wallonie. Est-ce que ça a changé la donne ?

L’Ecosse a véritablement brisé le tabou. Cette secousse a permis à la société civile de dire
« vous voyez, c’est possible ». L’Allemagne a aussi annoncé 10 millions pour opérationnaliser le réseau de Santiago, mis en place par la COP25, qui vise à aider les pays affectés à faire face aux impacts irréparables de la crise climatique. Certes, ce n’était pas la demande de base mais c’est un premier pas. Quand on voit d’où on vient, c’est une avancée.

La Wallonie a-t-elle déjà décidé ce qu’elle va financer ?

Non. On sait juste qu’il s’agit d’un financement additionnel. Quatre millions débloqués du fonds Kyoto sont dédiés au financement climat et un million aux pertes et préjudices.

Les pays en développement ont-ils émis des demandes claires à ce sujet ?

Ce qu’ils craignaient, c’est – de nouveau - la mise en place de « dialogues », de « workshops », de « modalités de discussion »… Et c’est exactement ce qui s’est passé. Or, tout cela retarde les actions concrètes. Ils auraient voulu un engagement financier clair cette année ou au plus tard à la COP27.

Peut-on s’attendre à ce que leur demande de financement additionnel ne puisse plus être ignorée ?

Oui, c’est certain. Les pays en développement représentent quand même six milliards de personnes. Et si l’enjeu a pu être contourné à la COP26 en compensant ailleurs, les pays développés seront bientôt acculés. Succès ou pas, à Glasgow, une étape a été franchie et on ne pourra plus revenir en arrière. On ne peut qu’aller vers quelque chose de concret lors des prochaines COP. D’autant qu’un dossier parallèle pourrait jouer : en 2025, un nouvel objectif du financement climat sera défini. Pour l’instant, c’est 100 milliards de dollars chaque année pour l’atténuation et l’adaptation. Mais en 2025, les Etats vont devoir s’accorder sur un nouvel objectif partant de ce montant plancher de 100 milliards. Il se pourrait donc que ce nouvel objectif s’ouvre aux pertes et préjudices. C’est peut-être d’ailleurs la raison du ralentissement des pays industrialisés : ils savent qu’une brèche pourrait s’ouvrir en 2025. Au préalable, il faudra effectuer un travail de vulgarisation pour déterminer ce que sont exactement les pertes et préjudices, ce que l’on finance et ce que l’on ne finance pas. Histoire que certains ne confondent pas aide humanitaire, aide au développement et pertes et préjudices.

Sarah Freres

Le premier reportage de cette série porte sur la Gambie. Il est à lire dans le numéro 148 d'Imagine (janvier-février).

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