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Rencontre

Etienne Klein : "L'idée de progrès est en crise"

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© Virginie Bonnefon

Après un colloque transdisciplinaire autour des « autres noms du temps » et son émission hebdomadaire La Conversation scientifique sur France Culture avec l’astrophysicien Jean-Pierre Bibring, Etienne Klein a pris un peu de hauteur : quatre semaines de pause dans les Alpes, avec l’ascension du Piz Padil notamment, suivi de l’ultra-trail du Mont Blanc. A 63 ans, le physicien et philosophe des sciences a plus que jamais le goût du vrai et la passion de la vulgarisation. Au cœur de l’été, il nous a accordé depuis Chamonix ce grand entretien à mi-chemin entre un certain « présentisme » et l’avenir « vu comme une promesse » parfaitement raccord avec le 25ème anniversaire de notre magazine. Ce grand entretien a été publié dans le numéro 146 d’Imagine (septembre-octobre 2021).

Vivre, dites-vous, c’est accorder à l’avenir un certain statut. Pour cela, il nous faut des idées, des projets, des désirs qui nous portent vers l’avant et nous aident à construire un futur « crédible et attractif ». Or, à vous lire, celui-ci n’existerait plus. Pourquoi ?

— Telle qu’elle a été formulée par les philosophes des Lumières, l’idée de progrès supposait que l’on configure le futur à l’avance de façon crédible et attractive, en effet. Crédible ? Car le progrès se distingue de l’utopie : il ne s’agit pas d’inventer ou de rêver un nouvel univers et de nouveaux modes de vie si ceux-ci ne sont pas accessibles. Pendant longtemps, c’est la science qui a été le moteur de cette crédibilité. Attractive ? Il ne suffit pas de penser le progrès pour qu’il s’actualise, il n’est pas automatique, comme le montre Emmanuel Kant dans son livre Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). Pour le philosophe allemand, l’idée de progrès est par ailleurs consolante. Elle nous console des malheurs du présent en nous laissant penser, par exemple, que nos enfants vivront mieux que nous. Elle donne ensuite un certain sens aux sacrifices qu’elle impose. Comme le résume parfaitement Luc Ferry, « croire au progrès c’est accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’un futur collectif ». Aujourd’hui, l’idée de progrès est en crise. Car nous sommes orphelins des philosophies de l’histoire, ainsi que Régis Debray est parvenu à le dire en une phrase : « Les prémodernes regardaient par-dessus leur épaule un âge d’or inventé mais perdu. Les modernes regardaient devant eux, vers un soleil en souffrance. Nous, post-modernes, nous courons sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour. » Nous vivons en effet noyés sous un flux d’informations, de tweets, d’algorithmes…, cette « intoxication par la hâte », dont parlait déjà en son temps Paul Valéry. Nous ne parvenons plus à lire l’avenir dans le présent, à penser ce qui va survenir en prolongement de ce qui est.

Pourquoi cette panne de sens dans le devenir de l’histoire ?

— Le discours des Lumières continue à être remarquable, mais il est aussi porteur de beaucoup de naïveté qui a été dénoncée par la suite de l’histoire. Prenons l’exemple de Condorcet (philosophe et mathématicien, 1743-1794). Chez lui, il y a l’idée d’un embrayage automatique entre les différentes formes de progrès. Le progrès scientifique allait engendrer quasi mécaniquement un progrès matériel, qui allait engendrer un progrès moral, qui allait ensuite engendrer un progrès politique. La démocratie serait l’horizon de cette mécanique et la science allait automatiquement contribuer à l’amélioration de la condition de la société. Or, l’histoire a montré à travers quelques grands événements du 20e siècle comme le nazisme et le communisme, que cet horizon n’existe pas. Il nous faut donc réinterroger cette notion de progrès, car les urgences sont là – diminution des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution des sols, de l’eau et de l’air, déforestation rapide… Nous disposons d’une base de connaissance largement suffisante pour agir.

Le mot « progrès » lui-même semble en déclin, désormais supplanté par un mot plus à mode : « innovation ».

— En effet. Le sociologue Gérard Bronner a d’ailleurs montré comment ce mot « innovation » s’est imposé de manière extrêmement rapide dans les discours publics dès les années 1980. Par exemple dans le programme-cadre de recherche et d’innovation, dont s’est dotée l’Union européenne à l’horizon 2020 pour répondre aux défis auxquels elle doit faire face (le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, le vieillissement de la population…). Un rapport de 54 pages traduit en différentes langues qui exploite le mot pas moins de 307 fois ! Ce passage rapide d’un mot à l’autre s’est accompagné par ailleurs d’un changement dans notre vision du temps. Nous sommes passés d’un temps « constructeur », permettant d’imaginer un futur désirable, attractif, crédible – et pas seulement utopique – et d’œuvrer à son avènement, à un temps « corrupteur » : l’état catastrophique du présent servant à justifier l’innovation. A force, c’en est devenu un mot totem, fourre-tout, où se mêlent les techno-sciences, le transhumanisme, la transition de l’économie… On nous prétend que sans innovation il n’y a plus de croissance, plus de PIB, plus de perspectives. Je n’ai rien contre l’innovation en soi, mais elle est darwinienne au lieu d’être lamarckienne. Elle promet de guérir les problèmes que nous percevons, de répondre éventuellement à des défis, mais elle ne dit pas quel horizon elle permet d’atteindre et ne fait sûrement pas un projet de société. Au motif que le progrès a été problématisé ou démenti par l’histoire, il faudrait le ranger aux oubliettes ?! C’est à mon sens une erreur. L’idée de progrès ne doit évidemment pas être fossilisée dans la formulation des Lumières, mais au contraire constamment retravaillée pour continuer à nous donner une orientation. Pas forcément enviable, pas forcément très réjouissante, car on connaît suffisamment bien l’ampleur des problèmes écologiques et sociaux à venir, mais nous ne pouvons pas renoncer à faire émerger une réalité future. Car celle-ci n’est pas complètement configurée, pas intégralement déterminée, il y a encore une place pour du jeu, des espaces pour la volonté et l’invention.

Face à l’ampleur du désastre, la tentation serait grande de verser dans un discours nihiliste et anxieux et de plonger dans cette « dépression écologique », comme l’appelle Régis Debray.

— C’est clair. Là, je suis à Chamonix où je viens depuis au moins trente ans et je découvre à nouveau combien un glacier que je connais bien, la Mer de Glace, a rétréci. J’ai éprouvé à mon tour un peu de cette solastalgie dont parle bien le philosophe australien Glenn Albrecht, une détresse profonde face à un changement perçu comme irréversible. Si je reviens dans dix ans, ce sera pire. Quant à mes petits enfants qui ne sont pas encore nés, ils ne verront sans doute jamais cette Mer de Glace. On me dira, ce n’est pas grave, le monde change, les paysages du passé ne sont pas ceux du futur. Mais là, ce n’est pas une variation liée à des fluctuations cosmologiques, c’est l’activité humaine qui est la cause de cette disparition. Au cours de l’histoire, de nombreuses prédictions se sont avérées fausses. Ici, nous connaissons mieux ce qui nous attend. Concernant le dérèglement climatique, on ne peut plus se raconter d’histoires. N’en déplaise aux climatosceptiques, qui n’ont d’ailleurs rien de « sceptique », car ce sont des gens tout à fait sûrs d’eux, en plein déni (dans la charte lexicale d’Imagine, nous avons opté pour le terme « climato-négationnistes »). « Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde », comme disait Camus. Avec le climat, nous sommes engagés pour les prochaines décennies dans une forme de régime balistique, pour reprendre un terme scientifique. Quoi que l’on fasse, même si l’on décide de changer complètement nos modes de vie pour réduire l’émission des gaz à effets de serre pour les trente ans à venir, l’état de la planète va continuer à se dégrader. Donc, il y a là un test pour l’humanité : serons-nous capables ou pas d’intelligence collective afin de dépasser nos erreurs, nos caprices et nos aveuglements ?

© Virginie BonnefonPhysicien, professeur à l’Ecole centrale à Paris et directeur du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière au CEA (Commissariat à l’Energie Atomique), Etienne Klein est docteur en philosophie des sciences et spécialiste du temps.

« Déconnecté de ce présent devenu omniprésent, le monde de demain est laissé en jachère intellectuelle, en déshérence libidinale, écriviez-vous dans une tribune publiée dans Le Monde en 2019. Or, ainsi qu’on avait pu le dire de la nature elle-même, le futur a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. » Comment faire pour labourer un nouveau monde ?

— En commençant par s’interroger sur le statut que l’on va donner à la science. Prenons la physique moderne, que je connais mieux. Sans qu’il en soit forcément conscient, Galilée (le fondateur de la première des sciences exactes modernes, 1564-1642) a défendu l’idée que l’homme est un être d’« anti-nature », c’est-à-dire qu’il est transcendant par rapport à son environnement. Descartes le dira autrement plus tard. L’homme a la capacité de comprendre les lois de la nature, ce qui le distingue de toutes les autres créatures, en fait un être à part, capable de s’émanciper, avec un sentiment de toute-puissance qui traversera ensuite le christianisme, l’individualisme, le capitalisme… Aujourd’hui, nous réalisons enfin que l’homme n’est pas un être transcendant et que la nature n’est pas un réservoir infini et à toute épreuve dans lequel puiser des ressources. En outre, cette nature rétroagit sur nos actions. La tentation que je vois chez certains écologistes notamment serait de liquider la science au motif qu’elle fait un mauvais usage du monde. C’est à cause des sciences et des techniques qu’on a pu dégrader la nature, il faut donc la laisser tomber. Pire : oublier ou relativiser les connaissances, car plus on aura de connaissance, plus la catastrophe sera sévère. Plutôt que contester ainsi la validité et la véracité de ces connaissances, nous devrions plutôt réinterroger la manière dont nous décidons de faire des sciences et ses applications pour qu’elles ne soient plus l’alibi à toutes sortes de dominations. Un autre obstacle à mon sens, ce sont les clivages qui divisent de plus en plus nos sociétés post-modernes, en particulier le clivage numérique. Aujourd’hui, chacun peut choisir son chez soi idéologique sur les réseaux sociaux. Comme notre cerveau n’aime pas être contredit, chacun aime que ses idées soient confirmées par le réel ou le compte rendu que l’on en fait dans les médias, sur internet… Le philosophe du 19e , de Tocqueville disait déjà que la principale menace pour nos démocraties ce sont les « petites sociétés » qu’il distinguait des « salons mondains » où les gens discutent, argumentent, s’engueulent aussi. Dans ces petites bulles cognitives complètement opaques, les individus ne sont jamais soumis à des contradictions, il n’y a plus de place pour une pensée critique et les valeurs partagées entre soi ont plus d’importance que celles de notre contrat social. Avant de venir en montagne, j’ai observé une manif antivaccins à Paris, organisée par l’ancien député européen Front national Florent Philippot sur le thème de « la liberté ». J’y ai vu beaucoup de drapeaux français – allez savoir le rapport exact entre la prévention du virus et la Nation – et entendu toutes sortes de motivations. Ces gens qui manifestent avec virulence contre le passe sanitaire sont en grande partie les mêmes qui iront manifester contre toute espèce de mesures que l’on prendrait, jugées elles aussi liberticides, pour diminuer l’émission des gaz à effets de serre. On est en plein dans le discours de Trump et d’autres. Ce qui compte, c’est ma liberté individuelle et absolue. Mais si on prend cette rhétorique au sérieux, on peut considérer la vie en société comme liberticide : s’arrêter au feu rouge, limiter sa vitesse à 130 km sur l’autoroute, allumer ses phares la nuit… ce sont là autant de contraintes insupportables de l’Etat. Cette tension entre la liberté et les contraintes qui viennent des sciences pour répondre notamment aux urgences environnementales, ça va être le grand sujet d’avenir.

Parce que l’Etat, régulateur, va devoir prendre des mesures fortes et impopulaires ?

— En effet, tout le monde est conscient de cet immense défi politique et cela nous plonge dans ce qu’Hegel appelait « une conscience malheureuse ». On a identifié le problème, on connaît les possibles solutions, mais c’est tellement immense et contraignant que l’on ne sait pas comment faire. A ce sujet, il serait intéressant de réaliser l’exercice de pensée suivant : mettre dans une capsule spatiotemporelle les philosophes des Lumières : Condorcet, Voltaire, Rousseau… On les fait débarquer en 2021 en veillant à ne pas tout leur montrer d’un coup, car ils vont être éberlués. Imaginez : la scolarisation obligatoire, le boson de Higgs, les gens qui dorment dans la rue à Paris, l’interaction électromagnétique découverte au 19e siècle grâce à laquelle on a pu inventer la télévision… L’un d’eux risque de nous demander : « qu’avez-vous fait avec la télévision ? » en découvrant un programme du samedi soir sur une chaîne privée… Ce qui nous met mal à l’aise, c’est le fait que l’idée de progrès a toujours été utilisée pour servir « le genre humain ». Désormais, ce n’est plus vrai. Le niveau de vie augmente partout, mais les écarts de richesses augmentent aussi fortement. Aujourd’hui, on peut affirmer que tous les humains ne vivent plus dans les mêmes conditions de vie au sens où l’entend Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958). Il y a des gens qui profitent de tellement de techniques médicales qu’ils vont avoir du mal à mourir et d’autres qui crèvent par manque de soins ! Notre manière de nous nourrir, de nous loger, de travailler, de voyager… Tout est en train de basculer. A force de changer les conditions de vie humaine sur Terre, on est en train de changer aussi notre rapport à la vie, à la mort, à autrui.

Ce qui nous empêche de nous projeter, c’est aussi l’excès de présentisme, dites-vous. Vous préconisez d’articuler celui-ci avec la théorie de l’Univers-bloc, c’est-à-dire ?

— En philosophie du temps et en cosmologie, la théorie de l’Univers-bloc est une conception du temps selon laquelle l’Univers tout entier se déploie dans un continuum d’espace-temps. Tous les événements présents, passés et futurs existent de la même façon. Le passé n’existe plus dans des endroits où nous ne sommes plus. Le futur existe déjà dans des endroits où nous ne sommes pas encore. C’est notre mouvement dans l’espace-temps qui nous fera découvrir ce futur qui n’est pas encore déterminé. Ce qui succède à l’instant présent, c’est le néant. Mais dans cette théorie de la relativité restreinte, il suffit d’attendre et il n’y a pas beaucoup de place pour le projet et l’espoir. Personnellement, j’aime bien tenter une synthèse entre le présentisme et l’idée de ce futur qui n’existe pas encore. Comme la tige d’une fleur, elle pousse en s’ex-croissant elle-même, mais pas en colonisant l’espace-temps.

On en revient au rôle de la science qui nous aide à comprendre et à nous projeter. Même si dans le cas de la climatologie, les découvertes sont toujours plus catastrophiques…

— En effet. A chaque fois que cette science progresse depuis dix ans, les réponses sont davantage négatives. Plus on en sait, plus c’est grave. Les différents rapports du Giec contiennent des connaissances partagées par une communauté scientifique ; connaissances que l’on peut difficilement remettre en doute car elles ont été établies selon des protocoles qui les distinguent des croyances. Mais celles-ci posent encore plein de questions qui devront faire l’objet de nouveaux travaux de recherche. La science est incomplète par nature. Elle pose des questions dont on ne connaît pas encore les réponses. Les scientifiques savent que l’atome existe, mais il y a certains comportements de l’atome qui restent sans réponse. Par exemple, est-ce que le neutrino est une particule élémentaire identique à son anti-particule ? Personne n’en sait rien. C’est le doute qui est le moteur de la recherche. Par ailleurs, on ne connaît pas toutes les lois de la nature et il y a encore beaucoup de choses qui ne dépendent pas de nous, il faut avoir l’humilité de le reconnaitre. Enfin, nous allons devoir faire face à des surprises, à des boucles nouvelles et inattendues. Voilà pourquoi la collapsologie est à mon sens une forme de paresse intellectuelle. Bien sûr que l’effondrement est possible, mais nous serions présomptueux d’affirmer qu’il est inéluctable.

Face à ce devenir imprévisible, la question n’est plus d’être optimiste ou pessimiste mais de mesurer notre capacité à agir pour enrayer cette spirale négative. Créer ce que vous appelez une « filiation intellectuelle et affective avec le futur ».

— Tout à fait. J’ai 63 ans et quand j’étais adolescent, toutes les semaines dans Spirou, Tintin, Pilote… on avait des nouvelles de l’an 2000. On nous racontait comment on allait se nourrir, voyager, travailler… Beaucoup de choses se sont révélées fausses. Par exemple, internet n’a pas été prédit. Mais peu importe, on nous parlait du futur d’une façon plutôt crédible et attractive. Je me souviens que j’étais d’ailleurs pressé de vieillir. A l’époque, on disait « Vivement l’an 2000 ! », à présent j’entends peu de personnes dire « Vivement 2050 ! ». Pour les jeunes d’aujourd’hui, ce doit être très dur de ne pas entendre de récit constructeur, prospectif, comme ce fut le cas avec ma génération. Construire un récit suppose d’une part de s’appuyer sur la philosophie de l’histoire, de l’autre d’être dans la projection ou la prédiction, mais notre société est devenue trop liquide. Beaucoup de choses dépendent de ce que nous allons faire et comme nous ne savons pas encore collectivement ce que nous allons faire, nous ne pouvons prévoir ce qu’il va se passer. Nous avons aussi besoin de perspectives. J’ai lu un récent sondage réalisé auprès des jeunes européens qui montrait que 17 % d’entre eux seulement avaient envie de vivre dans le futur. Cette absence de désir de futur est interpellant, car le futur, ils vont y vivre. Et en même temps, c’est très humain. On ne peut pas s’imaginer vivre ailleurs que dans le présent. Dans le passé ce serait insupportable – s’imaginer chez le dentiste en 1927, personne ne le pourrait ! Et dans le futur, on n’est pas candidat. Tout cela crée un truc terrible. Chez les jeunes que je côtoie, je vois un clivage entre ceux qui sont désespérés, qui pensent que tout est fichu et qui nous en veulent pour l’héritage laissé. Ils sont en retrait, dans la colère. Et ceux qui s’engagent, explorent des modes de vie de façon expérimentale, parfois anarchique, mais qui tentent des trucs, car ils ont compris que ça ne peut pas continuer. Ils ont le sentiment de vivre un moment historique et veulent agir. Je pourrais comparer ce que l’on traverse à une ascension en montagne. Dans la phase d’ascension, tout votre être est tendu vers l’objectif, il y a une aspiration vers le sommet. Quand vous avez atteint le sommet, vous êtes évidemment en joie. Ensuite, il faut descendre. C’est une descente d’altitude, mais aussi psychologique. Elle vous écarte de l’objectif, du sommet, de tout ce qui a fait votre impatience, votre motivation. Je me demande si nous ne sommes pas dans cette phase-là. On a du mal à reconstruire un horizon puissant. Prenez le cadre d’action climatique de l’Union européenne, c’est 2030, mais c’est demain ! Nous avons aussi besoin de débats – j’ai appris récemment l’origine du mot débat, qui date du 13e siècle et désigne ce qu’il faut faire pour ne pas se battre. Aujourd’hui, on appelle « débat » des joutes verbales, des clashs, des échanges de punchline… Et la classe politique ne montre pas l’exemple. Un débat, c’est laisser la place à l’argumentation, refuser les arguments d’autorité, pratiquer ce que Bergson appelait la « politesse de l’esprit »… A l’issue d’un débat ainsi défini, on sait avec quoi on est d’accord ou pas. Pour construire collectivement une société viable, l’indignation virtuelle, depuis son canapé, ne suffira pas. Pas plus que la militance aveugle, non argumentée, pour se donner bonne conscience. Si on se bat contre la 5G ou le nucléaire, il faut dépasser les slogans, les halos symboliques, la paresse intellectuelle et construire un discours construit et rationnel. On en revient à la nécessité de la vulgarisation scientifique, mon combat à moi, mais aussi au rôle des médias, de revues comme les vôtres. Avec le Covid, j’ai compris que c’était loin d’être gagné et qu’il y avait une part immense du public qui échappait à la transmission des connaissances. Nous allons connaître des catastrophes d’un genre nouveau, c’est à la fois fascinant intellectuellement et grisant d’un point de vue existentiel. Aucune génération n’avait identifié et assimilé une telle quantité de connaissances sur ce qui nous attend. Plutôt que de vivre comme les Bohèmes du 19e, dans une forme d’insouciance et de légèreté sans se préoccuper des générations futures, ou alors tétanisés ou déprimés, tentons d’entrer dans une phase d’action, pour ne pas succomber à notre destin et en créant nos propres destinées.

Propos recueillis par Hugues Dorzée

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