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Rencontre

Lucie Pinson, la voix de Reclaim Finance

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Stéphane Cojot-Goldberg

Fondatrice et directrice de l’ONG Reclaim Finance, Lucie Pinson a été récompensée par le prix Goldman pour l’environnement pour sa bataille contre les investissements des banques et des assurances dans les énergies fossiles. Imagine l’a rencontrée.

« Comme je suis une femme, pas très grande, avec un visage poupin de gamine, mes interlocuteurs ne me prenaient pas toujours au sérieux », sourit Lucie Pinson, la fondatrice et directrice générale de l’ONG Reclaim Finance. Derrière ses lunettes format papillon, la jeune française a pourtant été récompensée par le prix Goldman, que l’on qualifie de « prix Nobel pour l’environnement ». Et il n’y a aujourd’hui heureusement plus grand monde pour ne pas prendre au sérieux cette militante obstinée qui, à 35 ans, se bat depuis déjà plusieurs années pour que les banques, les assurances et autres institutions financières cessent de financer des activités délétères pour notre environnement et la vie humaine.

C’est assez tôt qu’elle prend conscience « qu’il y a des gagnants et des perdants » et que « tout est conflit d’intérêts et rapport de force ». Issue d’une famille « de gauche » (« Mon père avait un esprit contestataire, j’ai participé à beaucoup de manifestations »), athée, fréquentant l’école publique par conviction, elle entre après son Bac à l’Institut Albertle-Grand à Angers pour des études en sciences politiques. « Je me suis retrouvée la seule à ne pas me lever pour la prière quotidienne, entourée de membres de la vieille aristocratie catholique française qui ne parlaient que rallyes et chasse à courre et déclaraient que si les pauvres étaient pauvres c’était de leur faute ou que les fonctionnaires et les chômeurs étaient tous des faignants… »

Ses convictions sont radicalement différentes, ses deux premières années d’études sont difficiles, mais formatrices. « Cela m’a construite idéologiquement, m’a donné une vision très politique du monde et de la société, et conduite à m’affirmer. Je ne pouvais être que militante ! » Elle s’intéresse ensuite aux questions de souveraineté alimentaire, participe à des maraudes de rue à la rencontre de personnes sans-abri, s’implique dans l’aide aux sans-papiers, donne des cours de français. « Le je m’en-foutisme m’a toujours mise en colère, insiste Lucie Pinson. Haute comme trois pommes, déjà, je n’hésitais pas à signaler aux adultes qu’il y avait une poubelle pas loin quand ils jetaient un papier par terre. »

« Il y a un véritable enjeu à repolitiser les questions financières, à se les réapproprier pour influencer les décisions »

Le cursus de l’Institut est international et pour sa troisième année d’études, Lucie se retrouve en Afrique du Sud. Elle y restera finalement deux ans, le temps nécessaire « pour s’y intégrer », interrompant sa scolarité française pour suivre des cours sur place. « J’ai réalisé en arrivant que j’étais une femme, blanche, venant d’un pays anciennement colonisateur. C’était un laboratoire extraordinaire pour une étudiante en sciences politiques : après un apartheid aboli depuis seulement deux ans, comment reconstruire une nation sur des injustices profondes, redistribuer les terres… Je suivais des cours d’historiographie, montrant comment un même fait pouvait être raconté différemment selon les personnes au pouvoir, c’était passionnant. »

A son retour en France, elle poursuit sa formation par un double master en sciences politiques et politiques de développement à la Sorbonne, à l’occasion duquel elle réalise un stage, organisant des contre-sommets aux G8 et G20. « J’ai découvert alors les milieux altermondialistes parisiens, radicaux, comme les Amis de la Terre. » Elle travaille sur la financiarisation de la nature, la spéculation, la volatilité des prix sur les marchés agricoles. « Ces questions sont toujours présentées par les décideurs politiques et économiques comme étant extrêmement techniques, à ‘‘réserver aux experts’’. Le message implicite est ‘‘laissez-nous faire, nous élites de ce monde, nous allons régler le problème’’. Mais c’est complètement oublier que cela impacte des millions de personnes ! Il y a un véritable enjeu à repolitiser ces questions-là, à se les réapproprier pour influencer les décisions. »

© Stéphane Cojot-Goldberg

Et plutôt que de partir en Afrique pour travailler dans la coopération, la jeune femme décide de remonter à la source du problème et de s’engager auprès des Amis de la Terre, à défendre l’humain et son environnement. « J’ai eu la chance d’y trouver un poste qui concernait le secteur bancaire, et j’ai décidé de me focaliser sur le charbon. Cela m’apparaissait comme un enjeu stratégique, à la fois pour le climat et pour changer le paradigme du secteur financier. » C’est le début de la longue lutte à laquelle elle se consacre depuis lors. « Plus on creuse, plus on en apprend, plus on en apprend plus on distingue quels sont les besoins et plus on peut agir. »

Lucie Pinson se forme sur le tas, se plonge dans les domaines de la finance, de l’énergie, du charbon, épluche des rapports, parfois contradictoires. « Ce n’était pas simple. Ce lien entre finance et climat était alors un sujet nouveau. A l’époque, nous venions à peine d’acter avec les banques qu’elles avaient bien une responsabilité dans ce qu’elles financent ou pas ! Notre compréhension et notre expertise se sont développées avec le temps, notre positionnement s’est affiné. »

Lorsqu’elle débarque dans la salle de réunion d’une grande banque ou assurance, la militante ne prétend pas être une « as de la finance » et prend une position assez humble vis-à-vis de ses compétences. « Je n’hésitais jamais, surtout au début, à poser des questions sur leurs enjeux et leurs missions. Je ne suis pas là pour leur expliquer leur métier. Mon rôle, c’est de leur faire comprendre pourquoi ils devraient se soucier des questions climatiques, environnementales, sociales. »

Peu à peu ses appréhensions face au jargon utilisé tombent, elle le maîtrise de mieux en mieux. Elle veille aux détails : pas question de se présenter habillée comme pour une manifestation. « Je fais irruption avec des sujets qui ne sont pas les leurs, je respecte leurs codes, histoire de réduire l’écart entre nous, cela rend les choses un peu plus faciles. »

Au fil des ans, Lucie Pinson se spécialise sur les questions de financements nocifs, jusqu’à créer finalement sa propre association, Reclaim Finance, en 2020. « Nous nous positionnons aussi comme consultants car nous pouvons accompagner les entreprises, les conseiller – sans être rémunérés pour ça, bien entendu, et sans nous priver si nécessaire de sortir parallèlement un rapport critique. » L’ONG joue en quelque sorte le rôle de la carotte et du bâton, faisant pression certes poliment mais aussi très fermement sur les institutions financières. Dans les plus grandes sociétés, avec par exemple des services RSE (responsabilité sociétale des entreprises) développés, l’échange de vues est plus facile, discuter des blocages et des enjeux est possible.

Les plus petits acteurs sont parfois plus fermés, moins ouverts à la négociation, ou entretiennent une « vision fantasque » des ONG, perçues comme des ennemis absolus. « C’est quelquefois frustrant de passer des heures en rendez-vous pour en sortir sans en savoir plus que ce qui est déjà disponible sur leur site internet… Mais il faut passer par là pour espérer entamer un dialogue. »

« On ne vient pas de découvrir le réchauffement climatique. Le premier rapport d’un assureur estimant que ce dernier était un enjeu important date… de 1973 ! Ils ont en réalité continué tout ce temps, en toute connaissance de cause, à aggraver la situation »

Lucie Pinson et ses collègues reviennent à la charge, patiemment, avec précision, tentent de convaincre banques, assurances et autres institutions de cesser leur soutien financier à des projets d’exploitation d’abord (des mines ou centrales à charbon, typiquement), à des entreprises engagées entre autres dans ce type de projets ensuite. « La finance est totalement déshumanisée aujourd’hui, les critères économiques restent les critères premiers, ils raisonnent exclusivement à court terme. Nous repolitisons leurs actions, leur rappelons sans cesse la réalité humaine qui est derrière leurs décisions. On tape parfois du poing sur la table… » Tout en étant systématiquement très transparents quant à leurs demandes et aux éventuelles réactions en cas de réponse contraire aux attentes de l’ONG. « Il revient ensuite à nos interlocuteurs de choisir s’ils préfèrent agir positivement ou être exposés sur la place publique. »

Régulièrement, les interlocuteurs de la jeune femme jouent la montre, argumentant qu’ils ne peuvent pas « faire tout tout de suite, du jour au lendemain ». « Mais on ne vient pas de découvrir le réchauffement climatique, s’exclame Lucie Pinson. Le premier rapport d’un assureur estimant que ce dernier était un enjeu important date… de 1973 ! Ils ont en réalité continué tout ce temps, en toute connaissance de cause, à aggraver la situation. »

De véritables victoires ont été engrangées, des prises de conscience ont eu lieu chez certains acteurs de la finance. En 2017, une nouvelle logique s’est imposée : ce n’est plus seulement le risque financier pour la banque elle-même qui est à prendre en compte dans le choix des investissements au niveau du charbon, mais bien le risque pour le climat. Ce sont donc des entreprises actives dans le secteur qui sont exclues – et pas uniquement celles dont la survie pourrait être menacée par une future régulation sur cette énergie sale. Après Axa puis la Fédération française des assurances, c’est le Crédit Agricole (qui exige également des plans de sortie) qui a suivi, puis Allianz, Zurich, etc., sortant de la logique court-termiste. « Petit à petit – cela fait sept ans que nous travaillons sur le sujet du charbon – il devient intéressant pour eux de se positionner notamment comme les premiers à avoir de bonnes pratiques du point de vue du climat. »

Mais Lucie Pinson veille à ne pas se satisfaire trop vite des pas réalisés. « Il faut juger les actes à l’aune de ce qu’il est nécessaire de faire, pas par rapport à ce qui (n’) a (pas) été fait auparavant. Il y a un plus gros danger à croire qu’on en fait assez qu’à ne rien faire. » L’activiste a appris à lire les tout petits caractères dans les position papers, à décortiquer tous les termes utilisés. « Quand la formulation est alambiquée, nos warnings s’allument, c’est que quelque chose s’y cache. » Quand la Net-Zero Asset Owner Alliance (qui rassemble trente-trois investisseurs institutionnels, comme Allianz, Axa, divers fonds de pension) déclare en novembre dernier ne plus investir dans le charbon… « hormis les projets déjà en construction », « cela concerne 211 projets de nouvelles centrales ! Or chacune d’entre elles signifie cinquante ans d’émissions en trop ! Ils ont d’abord trouvé qu’on pinaillait quand nous avons protesté, puis reconnu qu’il y avait un problème. En réalité, ils n’avaient sans doute pas regardé les chiffres… Nous devons leur remettre en tête les indicateurs scientifiques et les réalités humaines qui sont liés à ces engagements. »

Après ce long travail centré sur le charbon (« c’est la première source d’émission de gaz à effet de serre, et les mines d’aujourd’hui ne sont pas mieux que celles d’hier »), Reclaim Finance s’attaque aux pétrole et gaz non-conventionnels – pétrole et gaz de schiste, sables bitumineux, extraction en Arctique. « Et il faut le faire tout de suite, ne pas attendre encore sept ans ! Ce chapitre impose aux institutions financières de ne plus faire de chèque en blanc aux entreprises du secteur énergétique. Et de ne pas croire qu’il suffit de dire qu’on va atteindre le zéro carbone pour qu’on y arrive, sans rien changer, magiquement. »

A présent auréolée de son prix Goldman, Lucie Pinson continue la lutte, sans découragement. « Il ne faut pas se laisser piéger par le ‘‘on va dans le mur’’. +1,6 degré, c’est mieux que +1,7, chaque victoire est à prendre, et je suis convaincue qu’il est possible de faire bouger les lignes. » Ne jamais renoncer.

Laure de Hesselle

Plus d’infos : https://reclaimfinance.org

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