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Reportage

Le climat déréglé affecte la santé des travailleurs

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Les vagues de chaleurs répétées et plus intenses vont impacter davantage les travailleurs les plus exposés (construction, agriculture, transports…). Et en Belgique, comment se prépare-t-on à vivre ces mutations ?

Les canicules se multiplient et s’intensifient partout dans le monde. En Belgique, durant le seul été 2019, trois vagues de chaleur se sont succédé. Avec les dérèglements climatiques à venir, elles seront de plus en plus longues et de plus en plus violentes.

Dans un rapport inédit publié en février dernier, l’Organisation internationale du travail (OIT) s’inquiète de l’augmentation du
« stress thermique » sur la santé des travailleurs. Cela se traduira par l’émergence de pathologies nouvelles, des pertes économiques considérables, un accroissement des inégalités. Les pays pauvres et les travailleurs les plus vulnérables seront les plus durement touchés, avec à la clé, d’importantes catastrophes sociales et sanitaires (dégradations des conditions de travail, migrations forcées…).

Selon ces projections de l’OIT réalisées sur base d’une hausse de température de 1,5 degré, ces chaleurs élevées et répétées causeraient, à l’horizon 2030, la perte de près de 80 millions d’emplois dans le monde. Les secteurs les plus touchés seraient la construction, l’agriculture, les transports, le tourisme, les biens et services environnementaux, la collecte des déchets et les sports.

Et en Belgique ? Selon nos calculs, réalisés au départ de Statbel, l’Office belge des statistiques, cela concernerait près de 4,43 millions de personnes qui travaillent majoritairement à l’extérieur ou en usines, à proximité d’appareils produisant de la chaleur ou effectuant un travail physique important.

Sommes-nous préparés à affronter ces vagues de chaleur à répétition ? Pas sûr, alors qu’aujourd’hui déjà, face aux épisodes caniculaires qui dépassent régulièrement les quinze jours et qui s’allongeront encore avec le temps, les experts de la santé s’inquiètent. « Les maladies liées à la chaleur surviennent lorsque le corps retient davantage de chaleur qu’il ne peut en libérer, rappelle le Dr Lucie Bondé, membre de Docs for climate, un collectif de médecins engagés pour le climat. Cela occasionne une série de symptômes comme la fatigue, l’épuisement provoqué par le manque de sel dans le corps, des crampes. » Cette réduction des capacités physiques et cognitives peut provoquer des risques accrus d’accident de travail. « Les travailleurs peuvent être victimes de syncopes et d’œdèmes. Dans les situations les plus sérieuses, cela peut aller jusqu’à l’accident vasculaire cérébral et la mort. »

Une législation peu ou pas appliquée

Aujourd’hui, le travailleur belge est théoriquement protégé par la législation sur base de la méthode de mesurage dite WBGT qui prend en compte la température, l’humidité, la chaleur rayonnante et la vitesse du vent, croisés avec la charge de travail (physique, léger, lourd…). Ces quatre indices cumulés permettent de mieux envisager les conditions de travail que le seul critère de température : « Si l’air ambiant est à 34°C ou plus, la seule méthode pour réduire la chaleur du corps est la sudation, insiste le Dr Bondé. Accompagnée d’une humidité élevée, l’évaporation de la sueur est considérablement réduite, entraînant une augmentation de la température centrale du corps à des niveaux dangereux. »

Les emplois sont divisés en plusieurs catégories de charge physique, et pour chacune, un indice WBGT maximal est déterminé. Au-delà, l’employeur est tenu de prendre des mesures pour assurer un travail dans de bonnes conditions. Parmi celles-ci, le législateur impose une adaptation des horaires pour éviter l’effort aux heures les plus chaudes, la distribution d’eau ou de boissons gratuites et la mise en place d’espaces ombragés pour pouvoir prendre des pauses à l’abri du soleil.

Pour Kris De Meester, conseiller bien-être à la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), la législation actuelle est suffisante pour faire face à ce qui s’annonce : « Les situations de chaleurs extrêmes en Belgique sont des situations normales dans une grande partie de l’Europe du Sud. Notre cadre législatif est suffisamment adapté pour traiter ces situations, et la dernière révision a été avalisée par l’ensemble des partenaires sociaux. »

Ce n’est pas l’avis de Salvator Alonso Merino, secrétaire de la CSC bâtiment, industrie et énergie à Liège : « La réglementation est difficile à mettre en place, en tout cas sur les chantiers. Tout prend du temps, et lorsque l’inspection sociale chargée de vérifier l’application des mesures arrive, il est trop tard, la météo a changé. En fait, nous ne faisons plus vraiment appel aux inspecteurs, ils sont en sous-effectif et sont tout simplement débordés. »

Pour pallier ce manque, la CSC Liège forme ses délégués syndicaux auprès de l’inspection sociale pour qu’ils soient eux-mêmes habilités à contrôler le bon respect des mesures. « Nous allons nous équiper aussi d’appareils de mesure de température digitaux, qui seront disponibles en permanence. C’est un souci actuel pour nous. Il y a dix ans, les cas de canicules étaient plus rares, et les employeurs étaient plus souples : leur activité était moins souvent entravée et donc ils acceptaient de diminuer la cadence de temps en temps. La situation s’est compliquée et il faudra être de plus en plus vigilant. »

Rotation du personnel et toits végétaux

Dans leur rapport, les experts de l’OIT avancent une série de propositions pour atténuer les effets du dérèglement climatique au travail. Ils prônent notamment la vigilance entre collègues pour repérer les premiers signes de mal-être et prévenir d’éventuels accidents plus graves.

Mais les recommandations s’adressent d’abord aux employeurs. Parmi celles-ci, il est préconisé d’assurer une rotation des travailleurs au fil de la journée, de renouveler régulièrement l’équipement informatique ou la machinerie pour réduire la chaleur qui s’en dégage, d’aménager des toits végétaux sur les buildings afin de garder l’air chaud à l’extérieur, etc.

Sur le long terme, l’OIT préconise d’évaluer au maximum les risques à venir, d’établir des plans de prévention et d’adaptation, de former et sensibiliser l’ensemble du personnel dans les secteurs menacés. Les experts interpellent par ailleurs les gouvernements en leur demandant d’améliorer les normes techniques des bâtiments, d’engager de véritables planifications urbaines, de réduire les coûts financiers et énergétiques des systèmes de climatisation, mais aussi de veiller au respect strict des normes de protection sociale et des normes de travail.

Prévenir les cancers de la peau

Avec le soleil vient la chaleur, mais aussi les UV (ultraviolets). En Belgique, le mélanome est le type de cancer le plus courant, avec 39 000 nouveaux patients diagnostiqués chaque année. Entre 2004 et 2016, le nombre de cas a augmenté de près de 350 %, selon la Fondation Registre du cancer. Or, les travailleurs en plein air sont régulièrement soumis aux rayonnements du soleil, et ce tout au long de l’année.

Selon l’Académie européenne de dermatologie et de vénérologie (EADV) ceux-ci sont exposés durant 75 % de leur carrière. Après cinq ans de travail en extérieur, le risque de cancer augmente jusqu’à 100 %. « Il faut effectivement améliorer au maximum les conditions de travail, admet le Dr Bondé, mais il est très important d’informer les travailleurs à ce sujet, et c’est un des rôles du médecin traitant. Cependant, effrayer les gens ou les culpabiliser ne sert à rien. Comparons ça avec la prévention contre le tabac. Il faut d’abord connaître les dangers du tabac et être bien informé puis agir à partir d’une motivation intrinsèque. Sinon ça ne fonctionne pas. »

Aujourd’hui, l’Union européenne et la Belgique ne considèrent pas encore le cancer de la peau comme une maladie professionnelle. L’EADV demande de l’ajouter sur les listes officielles depuis 2016. Elle est rejointe par la Fédération européenne des travailleurs du bois et du bâtiment, dont la CSC, la FGTB et la CGSLB font partie.

Gérer le stress aussi

Enfin, même si le rapport de l’OIT ne l’évoque que brièvement, face au stress thermique à venir, la santé mentale ne doit pas non plus être négligée. « Le stress plus général face aux conséquences des dérèglements climatiques dans l’avenir est un problème pour une grande partie des travailleurs. Or, c’est un fait souvent sous-estimé », déplore Lucie Bondé et ses collègues de Docs for climate.

Les agriculteurs par exemple, entièrement dépendants des conditions météorologiques, vont subir davantage de pressions psychologiques car ils sont directement impactés par le changement de régime des précipitations, des sécheresses qui surviennent durant les quatre saisons ou encore la montée en puissance des bioagresseurs.

« Tout cela va avoir un impact sur les rendements et les revenus agricoles, s’inquiète Andrea Rossi, conseiller climat à la Fédération Wallonne de l’Agriculture. Pour essayer de minimiser sa baisse de revenu, l’agriculteur modifiera son emploi du temps avec, par moment, une concentration importante des heures de travail pour assurer un semis, une fertilisation, une récolte au moment le plus adéquat. Tout cela va provoquer un stress supplémentaire ».

L’après covid-19 voit s’opposer deux grandes tensions : celle d’une relance économique forte menée au détriment des engagements climatiques et celle d’une société réellement centrée sur l’environnement et la santé. Le travailleur est un maillon central des deux scénarios, et l’impact sur sa santé risque de changer drastiquement selon la direction que prendra le monde. Lucie Blondé a bon espoir : « Cette pandémie fait place à des alternatives qui semblaient impensables jusqu’ici. Le virus démontre irréfutablement que les gouvernements peuvent basculer à la vitesse de l’éclair. L’argument selon lequel la politique climatique est inabordable peut désormais être complètement rejeté. Il existe des moyens financiers pour investir dans une économie profitable à tous ».

Lore Thouvenin (st.)

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