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Reportage

Nemesis boxe le patriarcat

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Selon l’étymologie grecque, le mot « némésis » signifie
« répartir équitablement ». Dans la mythologie, Nemesis était la déesse de la vengeance et de la justice distributive. A Anderlecht, le Nemesis Fighting Club est un espace féministe et antifasciste, où femmes et minorités de genre se retrouvent pour boxer le patriarcat.

« Live fast, die young, bad girls do it well ». Les paroles de la rappeuse M.I.A ricochent contre les murs d’une petite salle colorée, dans un recoin du quai de l’Industrie à Anderlecht. Cartons, pinceaux, feutres et pots de peinture jonchent le sol. Sur un large drap blanc, un projecteur dilate la taille d’un poing levé, symbole de lutte, de colère et de solidarité popularisé par la gauche antifasciste dans les années 1930 en réponse aux bras tendus des idéologies nationalistes. Une vingtaine de personnes, dont une majorité de femmes, l’habille d’un gant de boxe violet, couleur traditionnelle du féminisme. Leur slogan est catégorique : « Le patriarcat ne tombera pas tout seul, organisons-nous pour lui péter la gueule ». La marche du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, approche.

Différents débats émergent pendant cet atelier de création de pancartes organisé par le Nemesis Fighting Club. Le recours d’Edouard Philippe à l’article « 49-3 » pour permettre au gouvernement français d’accoucher de sa réforme des retraites sans passer par le vote : « Son argument, c’est que le 49-3 rend à l’Assemblée nationale le débat démocratique. Alors que c’est l’exact inverse : en faisant ça, il empêche toute discussion ! ». La « gestion en bon père de famille » lue dans un bail locatif : « C’est quoi cette vieille expression sexiste ? Tu sais d’où ça vient ? J’ai jamais lu ça en France (en 2014, le terme « raisonnable » l’a remplacé en droit français, NDLR). » Adèle Haenel qui claque la porte de la cérémonie des Césars, conspuant « la honte ! » de la consécration du J’accuse de Romain Polanski, et le « Désormais, on se lève et on se barre » de Virginie Despentes : « J’ai trouvé mon slogan : on se lève et on se barre bat. »

Ida, l’entraîneuse du jour, hausse la voix. « Il faudrait commencer à ranger, on est déjà en
retard »
. Les pots de peinture sont refermés, les pancartes étalées par terre pour sécher. « J’ai attendu ce moment toute la journée », souffle Manon. C’est l’heure d’aller boxer, à l’anglaise.

A l’étage, dans l’espace d’expression corporelle, un rituel ouvre la séance. Chacun se présente, en spécifiant le pronom qu’il, elle ou « iel » s’est choisi. Au Nemesis Fighting Club, personne n’est obligé de respecter la norme binaire des genres. Julie clôture le tour de parole. Elle en profite pour rappeler la conférence d’une femme palestinienne qui abordera la question du féminisme intersectionnel dans un contexte de guerre, après la manifestation du 8 mars.
« Ce serait sympa d’y aller ensemble puis de boire un verre. Après la marche du 25 novembre contre les violences faites aux femmes, on s’est vite dispersées, c’était un peu dommage. » L’assemblée acquiesce.

Quelques minutes plus tard, l’échauffement est lancé. Les rythmes cardiaques s’accélèrent, les fronts perlent de transpiration. Ida donne le tempo : « Skip, squat, jump ! ». Dans ce club auto-géré, financé par les cotisations et les dons des membres, la culture du partage domine. Pour les gauches, les droites, les crochets et les uppercuts, on s’échange les gants mis à disposition par la collectivité. Les seuls biens personnels - hygiène oblige - sont les bandes pour les mains et les protège-dents. « L’activité sportive ne devrait pas être le privilège d’une classe sociale. La collectivisation du matériel, de la salle et du savoir ainsi que les cotisations sont une solution pour créer les conditions d’une pratique sportive régulière accessible à tou-te-s », stipule le manifeste du club.

Vers une convergence des luttes

Officiellement lancé en septembre 2019, le Nemesis Fighting Club est né pour pallier l’absence de salles de sport vides de paternalisme et de rapports de domination. « Dans les clubs mainstream, le langage des coachs est pétri de sexisme et il y a peu de bienveillance envers les minorités. Les valeurs véhiculées sont la compétition et la beauté des corps définie selon les standards d’une société machiste, regrette Ida. Les lieux comme le nôtre, où une philosophie différente est partagée, ne sont pas reconnus au niveau professionnel, par la fédération. Si je veux progresser et améliorer ma technique, je dois continuer à fréquenter ces lieux-là. » Pourtant, la demande existe. « Au premier cours, on avait 35 personnes… »

Et peu à peu, l’offre s’étoffe. Le premier club de boxe populaire de Belgique est né à Louvain, lors de la saison 2012-2013. Depuis, d’autres espaces sont apparus à Gand (Van Monck Autonomous Gym), Liège (Boxe Populaire Liège) et Bruxelles (Partizan Brussels). Nemesis complète cet ensemble de clubs aux racines antifascistes. La semaine précédant le 8 mars, ils se sont réunis pour structurer une convergence des luttes, multiplier les stages inter-clubs, participer ensemble à des manifestations… Tous ces lieux partagent le même ring : on y cogne contre le patriarcat, la marchandisation du sport, le racisme, les discriminations, l’âgisme, la transphobie, la grossophobie, l’homo-lesbophobie, le validisme, le virilisme, le capitalisme et la culture du viol.

L’ADN de ce cocktail mélangeant aspects sportifs et militants : l’émancipation des femmes et des minorités de genre. Stages d’auto-défense pour les travailleuses du sexe, informations pratiques pour les personnes qui peuvent difficilement fuir les violences conjugales ou intra-familiales en période de confinement… « Notre projet ne se limite pas à la boxe. On fait de la sensibilisation sur les différents types de discrimination, on discute de luttes politiques, on veut améliorer les conditions de vie des personnes qui viennent ici », décrit Nancy, membre du collectif. « Je crois en la force du sport pour apporter un changement concret dans la société. La boxe, pour moi, c’est une philosophie de vie. En boxe, comme dans la vie, il faut trouver le juste équilibre pour ne pas tomber, apprendre à se défendre, savoir prendre des coups, se relever, visualiser ses points faibles et identifier ses erreurs, faire mieux la prochaine fois », enchaîne Ida.

« Aujourd’hui une femme qui boxe ne fait pas ce que la société attend d’elle. Si elle fait de la danse, on ne questionnera jamais son choix »

Leila, fondatrice du Nemesis Fighting Club

D’emblée, le sport a été promulgué comme un outil politique. La boxe pour « s’engager collectivement par le corps et prendre conscience de notre force ». L’autodéfense féministe pour « donner des outils aux femmes et aux minorités de genre afin de lutter contre les violences verbales et physiques permanentes, dont iels ont souffert ou sont menacé-e-s ». Deux pratiques à la finalité fondamentalement différente mais qui partagent le poids de stéréotypes similaires. Les femmes seraient faibles de manière inhérente, celles qui apprennent à donner (ou rendre) les coups seraient inévitablement des garçons manqués, des casseuses, des caractérielles…

La politique de la mixité choisie

Enracinés dans la mémoire collective, ces clichés datent d’une époque où les arts martiaux étaient perçus et valorisés comme un symbole de virilité. Au début du siècle dernier, les premières recrues des sports de combat ont bousculé les normes de genre et l’ordre établi. Ordre selon lequel la « naturelle » dépendance des femmes à l’égard des hommes légitimait leur position sociale subordonnée. Dès lors, la résistance a façonné un récit pour protéger « le sexe faible » d’une pratique qui abîmerait le corps féminin et sa fonction reproductrice.
« Aujourd’hui encore, une femme qui boxe ne fait pas ce que la société attend d’elle. Elle devra toujours se justifier. Elle ne peut pas simplement dire qu’elle boxe parce que ce sport lui plaît. Or, si elle fait de la danse, on ne questionnera jamais son choix », résume Leila (prénom d’emprunt), fondatrice de Nemesis et créatrice de projets similaires à Pérouse (Italie) ou dans les favelas de Sao Paulo (Brésil).

« La normalité est violente et la société nous a appris à être machistes ! Un homme n’a pas le droit de pleurer.
La couleur bleue c’est pour les garçons, le rose pour les filles »

Leila

De l’avis de plusieurs participantes, le choc entre différentes réalités, privilèges, luttes et vérités inculquées depuis l’enfance est nourrissant. La possibilité de participer à des activités sans la présence du « groupe dominant » est rassurante. C’est l’autre particularité de Nemesis, un des rares endroits du royaume où la totalité des cours sont organisés en mixité choisie, c’est-à-dire sans hommes cisgenre (NDLR : ce terme désigne les personnes dont le genre ressenti correspond au sexe biologique assigné à la naissance). Un concept très controversé, y compris au sein des mouvements féministes. Ses détracteurs y voient une atteinte à la liberté d’association, de la discrimination, voire de la ségrégation. Pour ses partisans, la mixité non-choisie ne tient pas compte des relations et des inégalités de pouvoir, ce qui entraîne des effets pervers.

Au quai de l’Industrie, la mixité choisie est donc revendiquée comme un choix politique, nécessaire pour les groupes discriminés. « Ça n’a pas été un choix facile. On savait qu’on serait considérées comme des radicales, des féminazies qui construisent des ghettos, une contre-société ou une armée pour attaquer les machos, explique Leila. Ceux qui le pensent oublient la multitude d’endroits où seuls les hommes cisgenre ont un droit d’entrée ou de parole. Cet endroit est nécessaire, notamment pour permettre aux participants d’apprendre à reconnaître les abus, partager leurs expériences, leurs solutions. Un endroit où l’on peut susciter une prise de conscience. Qu’y a-t-il de mal à ça ? Les violences ont été tellement intériorisées qu’on ne les remarque même plus. Je sais que c’est difficile à entendre parce que ça remet en question la normalité dans laquelle nous avons grandi. Mais la normalité est violente et la société nous a appris à être machistes ! Un homme n’a pas le droit de pleurer. La couleur bleue c’est pour les garçons, le rose pour les filles. Tout ça, ce sont des constructions sociétales à détricoter. »

Sarah Freres

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