Aller directement vers le contenu

Analyse

La crise de la biodiversité : l'autre urgence environnementale

Faites dérouler pour voir la suite

De toutes parts, un constat est partagé : en quelques années, la crise climatique a quitté le cercle scientifique et écologiste pour s’imposer dans l’agenda politique et médiatique. Une prise de conscience générale dont n’a pas bénéficié la crise de la biodiversité, l’autre urgence environnementale. Pourquoi ? Et comment visibiliser cet enjeu ? Retour sur l’histoire d’un oubli collectif. Cet article est paru dans le numéro 146 (septembre-octobre 2021) d'Imagine.

En bord de Vesdre, il ne reste presque plus rien de la réserve naturelle de Goffontaine, une zone humide composée de trois mares située entre Nessonvaux et Pepinster. Berge arrachée, formations boisées aux abords du cours d’eau emportées, jeunes fruitiers pliés… Les inondations de juillet ont aussi charrié un lot démesuré de déchets. Des dizaines d’amas de laine de l’entreprise verviétoise Traitex, dernier fleuron de l’industrie lainière dans la région. Des milliers de micro-billes en plastique de Cabot Plastics Belgium, spécialisée dans la fabrication de matériaux plastiques. Des centaines de barquettes de beurre en plastique et une dizaine de cuves d’un mètre cube remplies de beurre de chez Corman, le plus gros opérateur industriel du coin. Ci et là, des petits tubes d’Iwan Simonis, leader spécialisé dans la confection de draps de billards. « Dans cette réserve, la nature a recréé ce que l’homme s’est entêté à détruire pendant cent cinquante ans, depuis que l’on a construit la ligne de chemin de fer, indique Olivier Baltus, un des bénévoles qui a vu ce lieu s’enrichir au fil des ans. C’est un habitat naturel utile pour la reproduction et l’abri des poissons, devenus très rares dans la vallée, la Vesdre ayant été rectifiée, redressée, emmurée en bien des endroits. »

Un grand chapeau bleu vissé sur la tête, Anne-Laure s’affaire autour d’une des trois mares de cette zone devenue un site de grand intérêt biologique (SGIB) en 2005. « C’est comme si une usine avait vomi ici. C’est immonde. » En Wallonie, ce genre d’endroit est considéré comme un « véritable noyau de diversité biologique, indispensable pour organiser l’ossature du réseau écologique et pour établir les bases d’une politique volontariste de conservation de la nature ». Ses mains gantées plongent dans une gadoue aux allures de marée noire. « La première fois que je suis venue, j’ai sauvé un triton. Quand je l’ai mis dans une autre mare, un peu plus loin, j’ai vu du fioul s’échapper de son corps », se souvient-elle.

Plus loin, une petite dizaine de bénévoles et un agent du Département de la Nature et des Forêts s’activent avec des râteaux pour repêcher les barquettes de beurre coincées entre les roseaux. L’une d’entre eux s’affole : un énorme cylindre de beurre a percé, laissant de la matière grasse s’écouler dans la mare. Dans ce coin de la réserve, l’air empeste le mazout. « Il n’y a plus rien pour toi ici ! », s’exclame Fabienne, en voyant passer une libellule déprimée. Quelques minutes plus tard, elle aperçoit des têtards dans l’eau. Les bénévoles accourent, excités à l’idée que la vie persiste dans de telles conditions. « La nature a souffert aussi, glisse-t-elle. Il faut enlever ces déchets maintenant, sinon la végétation risque de les recouvrir. Pour les microbilles de plastique, je ne sais pas comment on va faire, c’est impossible à la main ! A part les bénévoles, on ne voit personne venir pour nettoyer ce genre d’endroit. Ce n’est pas considéré comme prioritaire. L’important, ce sont les sinistrés. La biodiversité, comme souvent, on n’en parle pas… »

Des cuves de beurre de l’usine Corman, éventrée par les inondations, ont échoué dans la vallée de la Vesdre. © Fabienne Henriet

Il faudra pourtant s’y atteler. Récemment, l’Organisation de développement et de coopération économique (OCDE) soulignait qu’en matière de biodiversité, la Belgique devra développer une politique plus ambitieuse afin de s’aligner avec la stratégie européenne à l’horizon 2030… Ce qui sera difficile, « compte tenu de l’étendue des surfaces bâties, une des plus importantes de l’OCDE ». Le bilan dressé est plutôt médiocre : 33 % des espèces de poissons d’eau douce, 30 % des espèces d’oiseaux et 20 % des espèces de plantes vasculaires et des mammifères sont menacés et 80 % des habitats naturels sont dans un mauvais état de conservation. Aucun des plans stratégiques adoptés depuis la ratification de la première Convention sur la diversité biologique par la Belgique, le 22 novembre 1996, n’a suffi.

L’état des lieux n’est guère plus réjouissant au niveau supernational. A titre d’exemple, citons les objectifs d’Aichi, adoptés en 2010 par l’ensemble des pays de l’Onu (à l’exception des Etats-Unis) avec des résultats promis pour 2020. Aucun n’a été respecté. « Au niveau international, rien n’est contraignant. Tout repose sur une base volontaire de coopération. Et il suffit de regarder le bilan pour constater que nous ne sommes pas très efficaces. On n’en est même plus à lutter pour la biodiversité mais contre sa vitesse d’extinction », observe Amandine Orsini, professeure de relations internationales à l’Université Saint-Louis.

L’oubli se cache dans les médias

A l’heure de la sixième extinction de masse, un constat s’impose : la crise de la biodiversité a été négligée. « Elle n’est pas sous-estimée. C’est pire que cela : elle n’est même pas considérée, elle est hors radar », souligne Michel Fautsch, expert en biodiversité et fondateur de Nature in Progress, qui conseille des particuliers, des entreprises et le secteur public. Oubliée, jusque dans les détails. En librairie, les rayons « Environnement » sont sous-divisés entre les sections « écologie », « climat », « agriculture », « décroissance », « plantes », « forêts », « cause animale ». Aucune trace de la biodiversité. Pas plus que dans le titre des quatre ministres belges en charge de la politique environnementale : Climat, Nature, Forêt… « Quand on parle d’environnement, cela inclut le climat et la biodiversité. Le langage construisant notre imaginaire, oui, c’est un problème », admet Zakia Khattabi (Ecolo), ministre fédérale de l’Environnement, du Climat, du Développement durable et du Green Deal.

Lire aussi > L’éco-acoustique, l’oreille de la biodiversité

Moins anecdotique : les médias ont globalement ignoré cette crise. D’après une enquête bibliométrique menée par un groupe d’universitaires québécois, les changements climatiques éclipsent les enjeux liés à la biodiversité. L’écart de traitement dans la presse est flagrant : les premiers sont huit fois plus couverts que les seconds. Or, qui dit présence médiatique déficitaire, dit faible prise de conscience de la part du grand public. Pourquoi un tel décalage ? Les chercheurs québécois évoquent divers facteurs. Primo, la science du climat est vulgarisée par le célèbre Giec, dont la création remonte à 1988. En revanche, le « porte-parole » de la biodiversité, l’IBPES (la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, souvent surnommée « le Giec de la biodiversité », c’est dire) n’a été fondé qu’en 2012. Son premier rapport date de 2019. Secundo, les citoyens ressentent les effets des dégradations environnementales – canicules, incendies, inondations, ouragans, etc. –, lesquels « peuvent facilement se traduire en termes économiques qui conduisent les décideurs à agir, ce qui est peut-être moins le cas de la biodiversité », notent les chercheurs. Tertio, les objectifs à atteindre pour limiter l’impact de la crise climatique « peuvent facilement être résumés dans des affirmations simples telles que ‘‘toute action visant à limiter le réchauffement à 1,5 ou 2 degrés’’, alors que les cibles pour la biodiversité sont plus difficiles à traduire auprès du grand public ». Notons encore un catastrophisme associé aux changements climatiques stimulant pour les médias et un accaparement de l’espace médiatique par l’affrontement entre climato-négationnistes et scientifiques.

« Il n’y a pas une mesure-référence pour la biodiversité. Ce n’est pas comme le climat dont on prend le pouls depuis plusieurs siècles, via les mesures de températures », Grégory Mahy, professeur à la faculté de Gembloux

Voilà qui explique, du moins en partie, comment nous en sommes arrivés là. « Le concept de diversité biologique n’est en fait apparu dans la littérature scientifique qu’à la fin des années 80 et a vraiment émergé au Sommet de la Terre, à Rio, en 1992. A l’époque, si on commence à utiliser ce mot, c’est parce qu’on s’est rendu compte qu’il y avait un déclin… Et qu’il fallait donc quantifier », contextualise Grégory Mahy, professeur à l’unité Biodiversité et Paysage de la faculté de Gembloux. Là, ça coince : les indicateurs montrent clairement que tout un pan de la diversité biologique est soit déjà éteint, soit fortement menacé. Néanmoins, ces indicateurs s’inscrivent dans un temps court, ce qui rend les estimations incertaines. « Ce n’est pas comme le climat dont on prend le pouls depuis plusieurs siècles, via les mesures de températures, ajoute-t-il. Il n’y a pas une mesure-référence pour la biodiversité : on s’intéresse aux espèces endémiques dans des états insulaires, à la perte de la biomasse de pollinisateurs dans les réserves naturelles, etc. Mais nous manquons de données historiques. Et puis, tout n’est pas pris en compte. Par exemple, l’écologie s’est très peu intéressée aux milieux urbains en tant que source de biodiversité. On se rend seulement compte aujourd’hui que ce sont des zones refuges, notamment pour les insectes et les pollinisateurs qui fuient les zones rurales, souvent saturées en pesticides par l’agriculture intensive. »

Une difficulté d’appréhension

Dans l’imaginaire collectif, notamment nourri par les campagnes des associations environnementales, l’érosion de la biodiversité a longtemps été associée à la seule disparition d’animaux. Une erreur de calcul compréhensible : là où l’image d’ours polaires décharnés suscite de vives émotions, celle de la dégradation d’une tourbière n’émeut personne. Et encore… « La biodiversité est toujours considérée comme un sujet ‘‘doux’’. En gros : la disparition des pandas et des orangs-outans, c’est dommage mais ça n’a pas d’effet direct sur le quotidien des gens. Quand ils disent observer moins de papillons, d’hirondelles ou d’insectes, ils ne voient pas le lien avec la sécurité alimentaire et la santé publique », déplore Philippe Verbelen, expert forêts chez Greenpeace.

En 2016, l’association allemande Robin Wood lançait une campagne sur la biodiversité. Celle-ci montre de manière plutôt efficace le lien entre la crise climatique et la crise de la biodiversité.

Quoique, le Covid aura permis d’exposer cette corrélation entre destruction des écosystèmes et émergence de zoonoses… Ce que les scientifiques répétaient déjà depuis des années : le virus Ebola, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MRES), le virus Nipah, la fièvre de la vallée du Rift, le syndrome respiratoire aigu soudain (SRAS), le virus du Nil occidental, la maladie virale de Zika sont des affections transmises des animaux à l’homme. La prévention des futures pandémies est désormais un argument, jusqu’alors peu utilisé, pour la préservation des écosystèmes. « S’il y a une ‘‘vertu’’ à la pandémie, c’est sans doute celle-là. Cela étant, j’ai l’impression que le soufflé est retombé et qu’on revient au business as usual… Il faudra continuer à rappeler le lien entre la santé publique et l’état de la biodiversité », estime Zakia Khattabi.

« La biodiversité est toujours considérée comme un sujet ‘‘doux’’. En gros : la disparition des pandas et des orangs-outans, c’est dommage mais ça n’a pas d’effet direct sur le quotidien des gens », Philippe Verbelen, Greenpeace

C’est que la complexité de la crise que traverse le vivant ne joue pas en sa faveur : les mécanismes impliqués dans son altération sont nombreux, d’abord locaux, et ne deviennent un problème global que par agrégation. « Les gens aiment les relations simples de causes à effets. Or, ce sont de petits impacts en cascade qui, ensemble, génèrent une grande crise. Cela reste difficile à appréhender », glisse Sonia Vanderhoeven, responsable scientifique de la plateforme belge pour la biodiversité. Une poignée de secondes plus tard, notre interview est interrompue par l’eau pénétrant dans sa maison, lors des inondations dévastatrices de juillet…

Ces événements peuvent-ils être liés à la crise qui nous occupe ? La biologiste n’en doute pas. La fragmentation des milieux naturels est, avec la pollution, les espèces invasives, la surexploitation des ressources naturelles et le dérèglement climatique, une des causes majeures du déclin actuel. En Belgique, pays de la brique dans le ventre, cette fragmentation s’opère par la bétonisation. « Qui dit utilisation du sol par l’homme, dit moins de place pour la nature. Or, la biodiversité – et dans ce cas surtout la végétation – joue un rôle dans l’écosystème. Elle absorbe la pluie, permet l’évaporation. Comme le béton a pris sa place, elle n’a pas pu remplir cette fonction. C’est un exemple typique du manque de prise en compte de la biodiversité dans les politiques. Et c’est comme ça pour tout ! Prenez les Ravel : quand on coule du béton sur une bande de deux mètres de large pendant des kilomètres, c’est la biodiversité qui trinque ! On aurait quand même pu penser cela autrement… Une fois que c’est fait, c’est trop tard .Plus on découpe le territoire, plus on réduit les échanges entre les espèces, plus on modifie les priorités de l’écosystème, etc. Ce sont des effets de domino. La matrice devient moins fonctionnelle et résiliente », reprend-elle, à la fois courroucée et fatiguée, le lendemain. Un conseil : « Il faut arrêter de travailler en silo. L’environnement, le climat, la biodiversité, la foresterie, l’agriculture, l’aménagement du territoire… Ce sont des matières transversales et interconnectées qui nécessitent une réflexion globale. »

Climat et biodiversité : deux faces d’une même crise

Pour réduire le fossé entre les deux faces de la crise environnementale, de telles synergies commencent à se dessiner. L’élément déclencheur : le tout premier rapport commun entre l’IBPES et le Giec, publié en juin dernier. Un travail qui marquait un consensus : la crise climatique et celle de la biodiversité sont étroitement liées, elles sont causées par les activités humaines et cette décennie sera décisive. Ces deux enjeux ne peuvent plus être abordés de manière indépendante. Ni au niveau scientifique, ni au politique. Un point fondamental, sachant que certaines politiques climatiques comme les développements de l’éolien, de l’hydraulique ou des bio-carburants ont un effet néfaste sur la biodiversité. « Pour résoudre la crise climatique, il faut protéger la biodiversité. Et vice-versa. Vu le manque de volonté pour réparer et protéger la nature, c’est maintenant au public de faire pression », relève Philippe Verbelen.

La destruction des écosystèmes par la déforestation (ici, en 2018, dans une zone déboisée illégalement sur les terres indigènes des Pirititi, au Brésil), souvent le fait de l’agriculture industrielle, menace la santé planétaire. Celle-ci participe à l’émergence des zoonoses (comme Ebola), ces maladies transmises par des animaux aux humains. © Felipe Werneck/Flickr

Au chapitre des synergies, l’année 2021 semblait idéale, vu l’organisation de deux grandes messes environnementales : la COP26 sur le climat à Glasgow et la COP15 sur la biodiversité en Chine. Cette dernière – qui doit voir l’adoption d’une feuille de route mondiale pour sauver l’ensemble des écosystèmes – a été reportée au printemps 2022. « La COP15 doit être l’équivalent de ce qu’a été la COP21 pour le Climat, commente Zakia Khattabi, qui négocie la position belge pour les deux COP. Comme les deux conférences devaient se dérouler la même année, nous aurions dû n’en faire qu’un seul grand événement pour lier les deux thématiques. Il y avait vraiment une carte à jouer… Traiter l’enjeu du climat et de la biodiversité en même temps est fondamental. Malheureusement, cette lecture systémique n’est pas dans la culture politique générale. »

L’importance du récit

Le temps presse et la sensibilisation à la biodiversité pour sortir de la négligence minimisant cette crise et l’ériger comme enjeu politique incontournable sera cruciale. « Pour matérialiser cet enjeu, le rapprocher du citoyen, il faut le rattacher à des choses quotidiennes, pratiques. Evidemment, c’est très égoïste : cela voudrait dire que nous ne sommes intéressés que par ce qui est utile », prévient Zakia Khattabi. Faut-il davantage insister sur les « services écosystémiques » rendus par le vivant ? Autrement dit : mettre en lumière leur utilité pour l’homme, à savoir les services d’approvisionnement (aliments, bois, eau potable, fibres, etc.), les services de régulation (du climat, de la qualité de l’air, de la fertilité des sols, des pathogènes mais aussi le stockage du carbone, la pollinisation, etc.) et les services culturels (tourisme, santé mentale, croyances, source d’inspiration pour l’art, le design, les médicaments, etc.) ?

« On veut bien agir pour la nature… Mais pour une certaine nature. Or, si on veut vraiment agir pour la biodiversité, il faut tolérer des choses moins… Sublimes », Michel Fautsch, expert en biodiversité

Une approche anthropocentrée serait peut-être la plus efficace, à condition de s’asseoir sur l’éthique. « Je préférerais qu’on en parle en termes éthiques… Mais je suis cynique et je pense que cela ne permettrait pas de répondre à l’urgence. On serait quelques-uns, les déjà convaincus, à adopter ce récit-là. Ce ne serait pas suffisant pour mener un véritable travail de conscientisation. Dans une telle urgence, il faut être stratégique, même si cela va à l’encontre de considérations éthiques. L’enjeu tout de même, c’est de sauver les conditions de viabilité de notre humanité. La planète vivra sans nous. L’inverse n’est pas vrai », rappelle la ministre. « La vision utilitariste est fort critiquée mais dans certains cas, elle peut servir. Cette question de services écosystémiques permet tout de même de faire bouger les choses. En termes de sensibilisation, je pense qu’il faut se raccrocher au concret, aux situations locales. C’est souvent ça qui fait bouger, estime Michel Fautsch. D’ailleurs, la petite lumière, c’est peut-être bien au niveau des particuliers. On sent que la prise de conscience est là, même si c’est dans des proportions limitées. Il y a encore du travail de sensibilisation à faire par rapport à certaines espèces qui ne correspondent pas à l’image de la nature sublimée. Autrement dit, on veut bien agir pour la nature… Mais pour une certaine nature. Or, si on veut vraiment agir pour la biodiversité, il faut tolérer des choses moins… Sublimes. Et se dire que l’action en matière de biodiversité est avant tout une action d’intérêt public. Ce qui, dans nos sociétés individualistes, n’est pas toujours prioritaire. » Reste que la question de l’utilité est toujours biaisée.

Lire aussi > Amitav Ghosh : “Les écrivains doivent redonner une voix aux non-humains”

De quelle utilité parle-t-on ? Les jacinthes du bois de Hal ont un intérêt culturel, voire de bien-être et d’inspiration. En revanche, elles n’apportent rien en termes de stockage de carbone. « En effet, ça dépend de ce qu’on entend par utile, abonde Grégory Mahy. La biodiversité est utile par définition. Parce qu’elle fait fonctionner les écosystèmes dont nous sommes dépendants. Elle est aussi utile par sa beauté, sa diversité extraordinaire et ce qu’elle nous apporte comme émerveillement. On attend souvent une justification fonctionnelle démontrant que chaque espèce a une valeur dans un schéma de production. Ben non. Un crapaud n’a pas de valeur économique. »

Le dérèglement climatique a pour effet de blanchir et tuer les récifs coralliens, déjà étouffés par la pollution. Leur rôle est pourtant vital : source d’alimentation pour des millions de personnes, pourvoyeurs d’emplois, ils absorbent aussi l’énergie des vagues, réduisent l’érosion des côtes et les dommages en cas de tempête, d’ouragan ou de cyclone. © National’s Ocean Service/Flickr

Depuis quelques années, l’IBPES s’est détourné de cette vision anthropocentrée, sans pour autant remettre la notion de services écosystémiques en question. On parle désormais de « nature’s contribution to people », une notion beaucoup plus large qui reconnaît des concepts associés et systèmes de connaissances, comme ceux des peuples autochtones. « Ce nouveau cadre inclusif démontre que si la nature fournit une abondance de biens et de services essentiels, comme la nourriture, la protection contre les inondations et bien d’autres choses encore, elle a également une riche signification sociale, culturelle, spirituelle et religieuse qui doit être valo - risée dans l’élaboration des politiques également », indique l’IBPES. « En changeant cette manière d’évaluer la relation entre l’homme et la nature, on prend conscience que la nature n’est pas là pour nous servir. Cela permet de changer de perspective et de ne pas essayer de trouver des solutions uniquement au travers du regard de l’homme. C’est, en quelque sorte, une vision plus holistique », note Sonia Vanderhoeven.

« Il y a une sorte d’obscénité et même de violence à s’interroger sur l’utilité d’un être vivant ou d’une personne et notamment à se demander s’il faut qu’il soit utile pour s’en soucier ou pour la laisser exister », Virginie Maris, philosophe de l’environnement et autrice de Face aux chocs écologiques

Refaire connaissance avec la biodiversité dans une société qui s’en est déconnectée. Apprendre que tout ce qui est vert n’est pas toujours nécessairement bénéfique pour la biodiversité. « Donner de la place au sensible et au vivant, au rien faire et à l’inutile, ne fait pas partie de notre modèle de société. Faire le choix de la biodiversité, la réintégrer au cœur de l’activité humaine, est un choix philosophique sur notre rapport au monde vivant. Ce choix n’est pas évident : au sortir de l’école, on sait faire des équations à deux inconnues mais on ignore le fonctionnement d’un écosystème ou d’un cycle de carbone, que la photosynthèse est à la base de la vie ou comment reconnaître les différentes espèces d’arbres… Comment peut-on parler de la biodiversité si les bases ne sont pas là ? On a complètement dissocié notre société de celle de la biosphère ! », s’exclame Grégory Mahy.

S’éduquer, écouter, toucher, sentir, observer. Et renverser la question de l’utilité, comme le suggère Virginie Maris, philosophe de l’environnement au CNRS, dans l’ouvrage Face aux chocs écologiques. « Il y a une sorte d’obscénité et même de violence à s’interroger de cette façon sur l’utilité d’un être vivant ou d’une personne et notamment à se demander s’il faut qu’elle soit utile pour s’en soucier ou pour la laisser exister. Le parti pris que je prends, plutôt que de se demander pourquoi préserver la nature, consiste surtout à demander pourquoi nous la détruisons et à quoi servent tous ces grands projets de destruction, qu’il s’agisse de faire du soja transgénique, de l’huile de palme, un aéroport ou un énième entrepôt logistique. »

Sarah Freres

Partager sur Facebook

Retour

Imagine est un éditeur indépendant. Il vit en priorité grâce à ses lecteurs et lectrices.
Abonnez-vous et contribuez au développement d’une coopérative de presse à finalité sociale, d’un média original et alternatif.