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Interview

Parcs animaliers : "Même un enclos paré de vertus est une cage"

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D. R.

Professeur émérite d’écologie et de biologie évolutive à l’université du Colorado, à Boulder, Marc Bekoff figure parmi les éthologues les plus réputés au monde. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, ce chercheur atypique a gagné de nombreux prix pour ses recherches sur le comportement et les émotions des animaux, la compassion et la protection du vivant. Proche de l’anthropologue Jane Goodall avec qui il a écrit quatre ouvrages, Bekoff est aussi un pacifiste engagé sur le terrain social. Levé chaque matin à l’aube, ce cycliste aguerri a pris le café, en visioconférence, avec Imagine depuis son jardin secret du Colorado. Cette interview fait partie d’un dossier consacré aux parcs animaliers et aux zoos, paru dans notre numéro 151.

Les zoos et parcs animaliers avancent le rôle qu’ils jouent désormais dans la conservation ou la réintroduction d’espèces sauvages. Comment considérez-vous ces missions ?

Il est sans doute important de préciser d’emblée que la plupart des personnes qui travaillent avec les animaux dans les zoos ont de bonnes intentions. Je pense toutefois qu’il est très difficile de détenir un animal dont la vocation est de se promener ici et là dans la nature avec ses amis et sa famille pour le mettre dans une cage. Même un grand enclos paré de beaucoup de vertus est une cage. Il est dès lors crucial de se rendre compte que les animaux en captivité ont des vies compromises et difficiles, même si les personnes qui s’en occupent se soucient de leur bien-être. Il existe des zoos qui investissent beaucoup d’argent dans des projets de terrain pour préserver l’habitat, ce qui me semble extrêmement important. Mais l’aspect conservation de leurs actions reste souvent difficile à évaluer. En outre, il serait étonnant que les animaux qui vivent dans des zoos puissent être réintroduits avec succès dans leur habitat naturel. Il y a eu quelques expériences réussies, mais elles ne sont pas très nombreuses, contrairement à ce que disent les responsables des zoos. De mon point de vue, c’est la vie de chaque individu qui compte. Or, dire que l’on va réintroduire une minorité d’individus ne prend pas vraiment en compte le bien-être de chaque individu.

Dire que la vie de chaque individu compte, c’est changer de perspective lorsque l’on parle des animaux ?

Dans The Animals Agenda, un livre que j’ai écrit avec Jessica Pearson, nous soutenons l’adoption d’un nouveau paradigme qui propose des objectifs de conservation compatibles avec le respect de la vie et prenant en compte le bien-être de chaque individu. Au contraire, les êtres humains ont tendance à considérer les choses de manière plus statistique : s’il y a dix millions de rats, il serait donc acceptable d’en tuer un million. La notion de bien-être n’est pas compatible avec le jeu des chiffres lorsque la vie de chaque individu compte. Elle devrait nous inciter à mettre en place des mécanismes d’une forme de “conservation compassionnelle”.

Vous venez d’écrire un article qui condamne certaines pratiques d’abattage de jeunes chimpanzés dans les zoos…

C’est totalement contraire à l’éthique, immoral et inacceptable. Pourtant, ces pratiques sont soutenues par la Fédération européenne des zoos (EAZA). Les zoos appellent cela de l’euthanasie. Moi, je qualifie ces actes de “zoothanasie” car les animaux abattus ne sont pas en phase terminale ou dans des souffrances interminables. Je suis indigné par ces pratiques qui touchent également des individus moins charismatiques que les grands singes. De nombreux zoos tuent systématiquement des animaux en bonne santé afin de conserver ce qu’ils appellent leur stock de reproduction.

Vos recherches ont confirmé que les animaux non-humains font preuve d’une grande intelligence émotionnelle ou morale. Comment ces capacités peuvent-elles être valorisées en captivité ?

Les animaux se soucient de leur propre vie, de celle de leurs amis et de leur famille. Il est bien connu que, dans la nature, de nombreux animaux différents pleurent la perte de membres de leur groupe ou d’autres individus. L’important n’est pas de savoir si les animaux sont intelligents. Il s’agit plutôt de savoir comment ils se sentent. Rien ne prouve que les humains qui ne sont pas aussi intelligents que les autres souffrent moins. Les travaux menés dans le domaine de l’éthologie cognitive montrent que les rats et les souris font preuve d’empathie. Tout comme les oiseaux, ce qui signifie qu’ils ressentent les sentiments des autres animaux. Pour moi, il est impossible que la captivité, telle que nous la connaissons aujourd’hui, puisse rendre pleinement compte des sentiments et de la sensibilité de ces animaux détenus. C’est pourquoi nous devrions cesser de les élever en captivité et de les expédier comme des machines à reproduire.

Pensez-vous que les zoos et les parcs animaliers jouent un rôle important dans l’éducation du public ?

Lorsque les visiteurs vont dans les zoos, ils sont éduqués de manière limitée sur la vie des animaux en captivité. Les zoos donnent la permission aux gens de penser qu’il est acceptable de garder les animaux en cage. Or, nous savons que le comportement des animaux en captivité est très différent de celui de leurs parents sauvages, de leurs cousins. En termes de comportement, d’organisation sociale, il est impossible de reproduire pour un groupe de loups, de chimpanzés ou d’autres animaux, ce que la nature leur offre. Les zoos qualifient leurs cages d’espaces semi-naturels. Je ne sais pas ce que cela signifie, étant donné que je suis un biologiste de terrain. “Semi-naturel” signifie pour moi “contre nature”.

La fédération européenne des zoos met au contraire en avant le rôle crucial que ces parcs zoologiques jouent dans la sensibilisation à la protection animale…

Les défenseurs des zoos diront souvent “je connais quelqu’un qui est allé au zoo à l’âge de six ans et qui est devenu biologiste”. Cela ne signifie pas que les zoos agissent de manière significative pour renforcer l’éducation. Cela sonne bien de dire qu’aller au zoo éduque les jeunes et qu’ensuite ils prendront soin des animaux. Mais il n’existe aucune preuve scientifique ou de recherche évaluée par des pairs sur l’impact de l’éducation dispensée par le zoo. Une étude a par contre montré que lorsque les enfants quittent ces endroits, ils se souviennent surtout du malheur des animaux. Les enfants sont vraiment sensibles aux sentiments qu’ils perçoivent. Au zoo de Denver, où mes étudiants ont fait des recherches, les enfants ont remarqué le comportement stéréotypé des ours ou des éléphants, le fait que les animaux n’avaient pas l’air heureux ou contents. L’essentiel revient souvent à une question d’argent et je n’aime pas y penser de cette façon.

L’éducation, c’est la clef du changement ?

Le plus important serait de renforcer l’éducation environnementale des enfants dans les pays occidentaux et dans le monde, de les emmener dans la nature et de leur faire ressentir cet attachement dans leur cœur, plutôt que de leur proposer des jeux de guerre sur leur ordinateur. C’est fondamental pour l’avenir du monde sauvage et de l’humanité. Je vois régulièrement ce genre de groupes à Boulder, où je vis dans le Colorado. Les enseignants qui accompagnent les jeunes tracent une autre voie pour ne pas voler l’avenir de nos enfants.

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Votre dernier ouvrage s’intitule Imaginer la vie des chiens dans un monde sans humains. Pourquoi ne pas avoir écrit un livre sur le fait d’imaginer la vie des animaux sauvages dans un monde sans humains ?

Tout d’abord, je n’ai pas voulu délivrer un message anti-humain. En me concentrant sur les chiens - dont j’ai beaucoup observé les comportements d’empathie auprès des personnes sans-abri - j’ai voulu montrer qu’ils se sont très bien débrouillés pendant des millénaires sans les humains, qui n’aiment pas se rendre compte de cette indépendance. Nous avons juste volé leur habitat pour mieux les domestiquer… Et cette pression sur les habitats naturels se poursuit tout autour de chez moi.

Comment enrayer cette pression sur les écosystèmes et limiter cette perte de diversité biologique ?

Je pense que la priorité doit être d’empêcher les humains d’aller où ils veulent sans se soucier du bien-être des autres animaux. J’ai notamment travaillé avec des agents immobiliers en soutenant que, lorsque quelqu’un veut s’installer dans une zone, comme par exemple les montagnes ou les contreforts des Rocheuses, ils devraient avertir les futurs habitants de la nature de leurs futurs voisins. J’ai vécu dans ces montagnes pendant 40 ans. J’avais des ours noirs, des renards roux, des lynx, des coyotes juste à ma porte. Se réveiller avec un puma, un couguar ou un ours noir est assez déconcertant et il faut l’accepter. Nous allons devoir nous imposer des contraintes fortes afin de préserver ce qu’il reste de nature sauvage. Aux Pays-Bas, il y a des projets de réensauvagement très réussis. Dans les Alpes, les grimpeurs ou randonneurs doivent éviter les zones de nidification des oiseaux. Tout cela fait partie du réensauvagement, mais à très petite échelle, car nous sommes très présents partout et avons déjà ruiné la vie de trop d’espèces non humaines et d’individus. Le réensauvagement devrait être placé très haut dans l’agenda politique…

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Comment considérez-vous la perspective de donner des droits effectifs aux animaux et de ne plus les classer dans la catégorie des “choses” à travers une vraie personnalité juridique ?

Le système juridique et politique fonctionne vraiment lentement, mais je pense qu’on va y arriver d’ici quelques années car d’éminentes personnalités planchent sur le sujet des droits légaux pour les animaux. Les générations futures regarderont en arrière et seront incrédules. Elles ne comprendront pas comment ma génération, notre génération, qui considérait les animaux comme nous le faisions, a pu leur faire subir des choses qui ont détruit leur vie. L’Espagne reconnaît désormais les animaux comme des êtres sensibles, mais on y pratique encore la corrida. La Nouvelle-Zélande reconnaît les animaux non humains, les rivières et les arbres comme des êtres sensibles, mais on y tue des milliers d’animaux par jour, en les piégeant et en utilisant différents poisons épouvantables. La notion de bien-être animal est désormais reconnue dans une trentaine de pays, mais malheureusement ça n’a aucun effet pratique sur le terrain sauvage. Si un pays ou une ville déclare que les animaux sont des êtres sensibles, nous devons les traiter comme tels.

Vous considérez que les animaux non humains ont une expérience spirituelle, pouvez-vous nous expliquer quelles sont les manifestations de cette spiritualité animale ?

J’ai beaucoup réfléchi à cette question et je ne suis pas tout à fait certain de ce que cela signifie d’avoir une expérience spirituelle, même pour les humains. Ma collègue Jane Goodall a observé des danses que certains chimpanzés mâles exécutent. Elle les qualifie d’expériences spirituelles. Moi-même, peut-être vous et beaucoup d’autres personnes que je connais sont fascinées par la beauté de la nature où qu’elle soit. Nous incorporons et ressentons parfois cette expérience de manière tellement intense que nous ressemblons à ces chimpanzés qui font la danse des chutes d’eau. Le fait d’amener les gens à se ré-ensauvager personnellement, à avoir un sentiment d’appartenance à la nature si fort et d’attachement à l’endroit où ils se trouvent, c’est vraiment de cette expérience spirituelle-là dont je parle et qui est bien éloignée des zoos et des animaux qui y sont forcés à se reproduire, enfermés, déplacés, tués même s’ils sont en bonne santé. Les zoos, en ce sens, sont pour moi l’antithèse du réensauvagement.

Comment ces lieux pourraient-ils évoluer à l’avenir ?

Dans l’immédiat, il faudrait bannir tout simplement la possibilité pour les zoos de détenir des éléphants, des chimpanzés, des girafes ainsi que d’autres grands mammifères et individus d’espèces dotées d’une très grande sensibilité et qui ne sont pas menacés à court terme même si leur habitat se détériore. A plus long terme, les zoos devraient cesser d’élever toujours plus d’animaux destinés à vivre en captivité. Ils devraient se transformer en centres de réhabilitation de la faune sauvage et investir leur argent dans la préservation de l’habitat et dans l’amélioration de la vie des animaux sauvages.

Propos recueillis par Christophe Schoune

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