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Rencontre

Charlotte Puiseux, la dévalideuse

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D.R.

Handicapée depuis la petite enfance, la philosophe et psychologue Charlotte Puiseux a grandi dans un système discriminant construit pour et par les personnes valides. Militante active au sein du collectif Les Dévalideuses, auteure d’un ouvrage à paraître cet été (De chair et de fer, La Découverte), elle défend une vision bien différente du handicap, comme un moteur de changement. Rencontre avec une personnalité en lutte, loin du pathos et des discours paternalistes.

« Mon handicap dû à une maladie génétique a été découvert très tôt, dès l’âge de 6 mois. Lorsque le médecin a annoncé la nouvelle à ma mère, il lui a conseillé de ne pas s’attacher à moi puisque j’allais mourir très rapidement, et de me placer dans un centre spécialisé. » En ce milieu des années 1980, ce discours – « qui perdure aujourd’hui » – est encore très répandu. Mais les parents de Charlotte Puiseux refusent d’en rester là et cherchent des médecins prêts à s’occuper de leur fille, ainsi que des pistes de traitement.

A l’époque, naît le Téléthon. Organisée par l’Association française pour la myopathie, fondée par d’autres parents en quête de soins pour leurs enfants et d’argent pour la recherche génétique, l’émission télévisée offre alors une lueur d’espoir : des praticiens explorent différentes thérapies. Charlotte Puiseux fréquente ainsi les couloirs de l’hôpital de Garche, lieu de référence dans le traitement médical des myopathes, où tout est mis en œuvre pour les « redresser ». La fillette se retrouve munie d’une « armure à la RoboCop », et soumise à « des heures de torture ». « Il est indispensable de pouvoir respirer pour vivre, accorde-t- elle aujourd’hui, mais est-il nécessaire d’avoir les pieds droits et les jambes aussi souples qu’une danseuse ? Faut-il absolument subir des heures de kiné destinées à permettre de poser ses genoux à plat, tourner ses poignets ou fermer les doigts de sa main – des gestes que vous ne pouvez de toute façon pas effectuer seule ? » Le corps « en pleine santé » étant la référence, le distinguo n’est pas fait entre ce qui est véritablement nécessaire à la vie et ce qui relève de la « concordance à une norme ». Avec un cortège de souffrances inutiles à la clé.

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A cinq ans, la petite fille se retrouve sur l’affiche du Téléthon. « Pour les personnes concernées, les associations comme celle-là sont très importantes en termes de ressources et de soutien, notamment administratif, estime Charlotte Puiseux. Et pour mes parents, comme pour beaucoup d’autres, c’était aussi une source d’espoir. » A l’époque, elle a le sentiment d’éveiller l’intérêt, de ne plus devoir cacher son handicap. Aujourd’hui, elle est nettement plus critique. « L’émission de télévision elle-même est problématique. Parce qu’il ne devrait pas être nécessaire de quémander ainsi des moyens pour la recherche, alors que celle-ci devrait être financée par l’Etat. Mais aussi – et logiquement puisqu’il s’agit de récolter de l’argent – parce qu’elle présente les personnes handicapées de façon soit misérabiliste, comme de pauvres petites qui n’ont pas eu de chance, soit comme des héroïnes, qui à force de volonté ont réussi à transcender leur handicap. Dans les deux cas, c’est déshumanisant, cela nous exclut du commun des mortels. Nous voulons juste être des humains comme les autres. » Or dans les médias, les films et les spectacles, on voit très peu de personnes handicapées « banales ». « La société validiste nous présente comme modèles à atteindre certaines personnes handicapées ‘‘superhéroïnes’’ qui ont réussi à se rapprocher le plus possible des normes valides. »

Comme s’il était possible d’être moins handicapé à force de volonté. « C’est un message caché pour les personnes qui n’arrivent pas à réaliser ces exploits et qui se sentent nulles, se disent qu’il y a un truc qui cloche chez elles. » Le fameux « quand on veut on peut » qui nie la réalité sociale, l’inaccessibilité des lieux de la vie en société et la discrimination structurelle dont sont victimes les personnes handicapées.

« Lorsqu’on estime que le handicap est uniquement une tragédie personnelle, la société ne peut pas y faire grand-chose. Quand on saisit qu’il s’agit de politique, on peut militer pour changer les choses »

Cet « empêchement », Charlotte Puiseux l’a rencontré tout au long de sa vie. Avec des écoles ou des universités qu’il faut choisir non pas sur base des programmes de cours ou de leur cadre de vie, mais en fonction de l’accessibilité des lieux. « Je vivais à Paris, où l’offre est assez large, et j’étais bonne élève, donc je pouvais rebondir lorsque les portes d’une institution se refermaient, mais c’est ce n’est pas le cas pour tous et partout. » Or qui dit manque d’accès à des formations, dit bien souvent sous-emploi et précarité. Cette inaccessibilité rend par ailleurs toute activité sociale plus complexe : aller boire un verre, voir un film ou une pièce de théâtre, prend des proportions tout autres, et les personnes handicapées se retrouvent bien souvent exclues des espaces de sociabilité.

« Le modèle médical, qui réduit le handicap à une question médicale strictement individuelle, à un manque et une déficience personnelle, innerve toute la société, regrette Charlotte Puiseux. C’est un système d’oppression qui impacte toutes les sphères de la vie, qu’elles soient sociales, amoureuses ou culturelles. » Adolescente, elle n’était pas invitée aux soirées. Privée de moments de séduction et de relations amoureuses, elle est condamnée à l’invisibilité. « Une place m’était concédée parmi les valides, cela ne voulait pas dire que je pouvais prétendre être leur égale. »

Son chemin est jalonné de condescendance, de paroles violentes et dénigrantes. Comme cette directrice de lycée soulignant devant tout son établissement combien ce dernier était « humaniste » en accueillant une élève handicapée. « Encore une fois ma présence était justifiée par le bon vouloir, pour ne pas dire la pitié, du personnel éducatif, et absolument pas par mes notes et mon propre mérite. »

« La validité est pensée en termes médicaux mais aussi capitalistes. Un corps valide est un corps qui va être plus productif. Par définition un corps handicapé produit moins, voire pas du tout, il n’est donc pas intéressant pour le capitalisme. »

Quant à la vie amoureuse et sexuelle, la jeune femme en restera longtemps privée : les personnes handicapées sont systématiquement « hors-jeu », jamais considérées comme potentiels sujets et objets de désir. « Ce n’est pas un hasard ; c’est bien le fruit d’un système qui relègue les êtres handicapés dans le non-désirable, le non-sexualisable, le ‘‘ni beau ni moche’’, le juste invisible », constate-t-elle. Aucun modèle pour se construire, aucune personne qui lui ressemble à laquelle s’identifier. « Comment s’aimer soi-même lorsque l’on évolue dans un univers hostile où sa propre image, sa présence, son existence symbolisent le dégoût, le rejet, la peur ? » Il y a bien cette sœur d’une surveillante du collège qui vit en couple, a des enfants, semble épanouie – cela serait donc possible. Mais où sont ces personnes dans l’espace public, médiatique, au quotidien ?

Ce système, Charlotte Puiseux en prend peu à peu conscience, au fil de rencontres. « D’ailleurs, plus il y a de gens qui parlent dans les médias, plus nous sommes entendus dans la sphère publique, plus ce sera possible pour les suivants de comprendre que ce n’est pas leur corps le problème, mais bien la société et les choix politiques qui sont posés. S’il n’y a pas de rampes d’accès, de langue des signes proposée dans les écoles comme les autres langues, suffisamment d’aides à domicile, etc., c’est le fait de choix. Et d’autres sont possibles. » A l’opposé du modèle médical, ce modèle social – venu du monde anglo-saxon – redonne un formidable pouvoir d’agir. « Lorsqu’on estime que le handicap est uniquement une tragédie personnelle, la société ne peut pas y faire grand-chose. Quand on saisit qu’il s’agit de politique, on peut militer pour changer les choses. »

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Son premier contact avec les milieux activistes sera celui d’une camarade de classe préparatoire, engagée à la LCR (Ligue communiste révolutionnaire). La lutte des classes, celles contre le racisme et l’islamophobie, contre l’oppression du système capitaliste résonnaient avec l’expérience de l’étudiante. « La validité est pensée en termes médicaux mais aussi capitalistes. Un corps valide est un corps qui va être plus productif. Par définition un corps handicapé produit moins, voire pas du tout, il n’est donc pas intéressant pour le capitalisme. »

Au lancement du NPA (Nouveau parti anticapitaliste, créé à l’initiative de la LCR) en 2009, Charlotte Puiseux rejoint la commission Handicap. Lutte pour l’accès aux formations, à l’emploi, à des allocations non synonymes de précarité et indépendantes des revenus du ménage, l’arrêt de l’institutionnalisation, les combats pour placer le handicap au niveau politique et le sortir du caritatif sont nombreux. L’étudiante en philo puis en psycho découvre les mouvements féministes, puis, en désaccord avec les positions des féministes du NPA sur le voile ou le travail du sexe, rallie le collectif 8 mars pour TouTEs – contre l’islamophobie et la putophobie. Pour la jeune femme, pas question notamment de défendre l’abolitionnisme au sujet de la prostitution, mais pas non plus l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées. Car c’est là un traitement et un jugement moral différent à nouveau justifié par le fait d’être handicapé : « Ce n’est pas au handicap de marquer une ligne éthique entre le bien et le mal. Admettre ce genre de hiérarchie renforce la condamnation du travail du sexe en général, ce dernier n’étant acceptable que s’il s’adresse aux personnes handicapées. »

Au sein de ce collectif, Charlotte Puiseux se familiarise aussi avec les questions trans’, et rencontre des personnes queer. « J’avais l’intuition que les questions liées au handicap et au validisme pouvaient avoir ce côté ‘‘trouble à l’ordre social’’ qu’on trouve dans le queer : cette idée de défaire les normes, de rendre beau ce qui est jugé abject… Et puis c’est en discutant avec une copine étudiante en Suède que j’ai entendu parler du crip [de cripple, estropié, infirme en anglais, selon le principe du retournement du stigmate, de l’injure, pour la revendiquer comme une identité], alors inconnu en France. » Un mouvement dont elle fera le coeur de sa thèse en philosophie.

« Pour sortir de la domination, dans une société qui prend comme norme la validité, il est nécessaire de revendiquer une identité, à l’encontre de celle qui nous écrase, une identité à laquelle des droits sont associés. De dire qu’il y a d’autres façons d’être au monde. Cette identité ne doit cependant pas être figée ou universalisée. »

Intersectionnalité, interrogation de la norme, construction sociale, le handicap vient aussi secouer tout cela. Et bousculer y compris les milieux militants, pas exempts de validisme. « Ça a été une de mes grandes déceptions, de découvrir que par exemple le NPA n’était pas un monde à part, qu’il y traînait aussi les idées de la société validiste. Au bout d’un moment ça fatigue un peu, on se décourage quelquefois. » Ainsi, quand Charlotte Puiseux veut manifester, et s’engager dans le service d’ordre du parti, on tente de l’en dissuader, sous prétexte que ce serait trop dangereux. « Sous couvert de bienveillance, on nous enlève en réalité la possibilité de nous exprimer ! C’est quand même très problématique. Et en plus les personnes handicapées sont culpabilisées : si elles se prennent des coups, c’est à cause d’elles-mêmes, elles n’avaient pas à être là – et non pas parce que la police est violente. »

Internet est évidemment un espace qui ouvre le champ des possibles pour les militantes et militants dont les capacités de déplacement sont réduites. Echanger, créer des réseaux, s’organiser, diffuser ses idées devient bien entendu beaucoup plus facile. Le collectif handi-féministe Les Dévalideuses, dont Charlotte fait aujourd’hui partie, publie et traduit des articles, tweete, participe à des visio-conférences, des émissions radio, organise des campagnes sur les réseaux sociaux. « Sans Internet, ce serait clairement beaucoup plus compliqué, c’est un espace militant très important. Ceci dit, il ne faut pas que cela devienne une excuse pour ne pas rendre accessibles les espaces sociaux physiques ! »

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Ces mouvements militants (comme aussi le CLHEE – Collectif Lutte et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation – ou Handi-Social) se veulent à l’opposé des associations « gestionnaires », qui gèrent des établissements ou des services de santé, ou des associations caritatives, en se battant pour une vie autonome, et revendiquent leur identité de personnes handicapées. « Pour sortir de la domination, dans une société qui prend comme norme la validité, il est nécessaire de revendiquer une identité, à l’encontre de celle qui nous écrase, une identité à laquelle des droits sont associés. De dire qu’il y a d’autres façons d’être au monde. Cette identité ne doit cependant pas être figée ou universalisée. On peut donner des définitions, juridiques notamment, de ce qu’est une personne handicapée. Mais ce n’est valable que pour un moment et un lieu précis, cette définition évolue selon les contextes sociaux. Et au sein même de l’identité handicapée nous pouvons accueillir d’autres personnes, qui vont entrer un temps dans cette catégorie, puis en sortir, etc. » Et permettre de considérer autrement les questions de capacités, de validité – plutôt sur un continuum, parfois visibles, parfois invisibles, diverses, variées et mouvantes.

Notre société aurait tout à gagner à entendre la voix des personnes handicapées. Un exemple parmi d’autres : la parentalité. En juin 2016, Charlotte Puiseux devient maman – et fait face à une incompréhension sociale très forte : les personnes handicapées ne sont tout simplement pas considérées comme capables d’avoir des enfants. Par impossibilité physiologique, par crainte d’une transmission (réelle ou pas) du handicap – celui-ci étant toujours considéré comme à éliminer. Dans ce cas comme dans bien d’autres, les médecins notamment voient tout à travers le prisme du handicap, et décrédibilisent la parole de leur patiente. Par ailleurs, perçues comme dépendantes, les personnes handicapées « ne sont pas respectées en tant que sujet et l’on juge qu’elles ne sont pas en mesure de s’occuper d’un autre être humain ». Or changer de cadre, sortir du schéma enfant heureux égale famille nucléaire (et hétérosexuelle, blanche, riche et valide) pour réfléchir à une parentalité plus collective ne serait-il pas bénéfique pour tous ? « On parle beaucoup de charge mentale, de burn-out parental, de dépression post-partum… Une gestion collective serait une piste intéressante pour tout le monde ! »

Charlotte Puiseux a aujourd’hui 35 ans et se raconte dans son livre De chair et de fer publié cet été à La Découverte. Depuis son apparition sur l’affiche du Téléthon, des situations ont évolué. Des lois ont été promulguées. Mais cela progresse lentement. Très lentement. Après les luttes féministes, LGBTQIA+, la remise en question des normes doit aussi inclure l’antivalidisme. « J’espère que mon livre permettra à ses lecteurs de comprendre de quoi il s’agit, d’en prendre conscience. Et éventuellement de changer les choses. »

Laure de Hesselle

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