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Rencontre

Full Yéti veut déplacer des montagnes

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Christophe Schoune

Tête pensante d’Extinction Rebellion Belgique, Boris Libois trace la voie étroite d’une révolution citoyenne. L’oligarchie économique est au coeur des cibles potentielles du mouvement de désobéissance civile en 2022. Face à l’ampleur de la tâche, « Full Yéti » est prêt à devenir « prisonnier climatique ».

Le rouge, le vert et le noir pour seul nom. Sur la sonnette de son « refuge » schaerbeekois, le sablier, symbole du mouvement Extinction Rebellion (XR en abrégé), donne la mesure du temps qu’il reste pour combattre l’urgence climatique. Du temps, du café et des croissants, Boris Libois en a tant et plus à partager, ce matin-là, dans son appartement minimaliste. L’essentiel – un lit, un salon épuré, son vélo pliable, quelques rangées de livres et vêtements, un peu de vaisselle et des idées à revendre – a chassé le superflu de sa vie. Comme si le nomadisme de la rébellion pouvait à tout moment surgir et l’inciter à replanter sa tente ailleurs. « Full Yéti », son nouveau nom de code après « Flying brain », aime observer la ville depuis son nid d’aigle.

« C’est vrai que je me sens surveillé, lâche-t-il, goguenard. J’ai de nombreux indices à ce propos. Cela ne m’empêche pas de dormir et on pourrait même considérer qu’il est rassurant de savoir qu’un check s’exerce vis-à-vis d’une organisation qui prône le changement de régime. J’espère juste que les agents de la Sûreté de l’Etat opèrent de manière encore plus rapprochée pour les gugusses de l’extrême-droite du style Jürgen Conings. »

La ligne est claire. L’horizon est celui de la révolution citoyenne prônée par le mouvement de désobéissance civile qu’il a rejoint en mai 2019. Après avoir navigué pendant plus de deux décennies dans la mouvance écologiste (Etats généraux de l’écologie politique en 1997, chef de cabinet d’Henri Simons à la Ville de Bruxelles de 2000 à 2001) et socialiste comme simple adhérent, Boris Libois a largué les amarres du réformisme. « Je suis fâché et détaché des partis, résume le philosophe. J’ai essayé de jouer le jeu de la réforme des deux côtés, mais il faut que cela serve à quelque chose. A la base, mon engagement, ce n’est pas le climat, mais le bouleversement culturel nécessaire pour transformer la démocratie. Et cette transformation nécessite de passer d’un système d’oligarchie éclairée, libérale, particratique, à une nouvelle forme de démocratie directe. J’ai donc basculé chez XR pour des raisons de lisibilité politique et personnelle. »

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Dialectique, la pensée de Boris Libois, docteur en philosophie et auteur de plusieurs ouvrages sur la démocratie et le journalisme, trouve ses ressorts profonds dans l’école de Francfort, qui retient du marxisme et de l’idéal d’émancipation des Lumières la nécessité d’une critique sociale du capitalisme. « J’ai voté PTB à 18 ans. Je voulais faire la révolution pour des raisons d’injustice sociale, d’oppression… Il y a toujours une quête de la vérité et des croisades contre l’injustice qui me porte, raconte-t-il. Après Auschwitz, on doit s’interdire tout appel à un démantèlement par la force des institutions démocratiques. La voie est étroite entre les régimes de peur fascistes et une voie radicale, pacifiste, qui soit plus que du réformisme tiède. »

Impatiente, féconde, la parole de l’homme de gauche s’exprime à une vitesse redoutable. Les mots, parfois hachurés, percutent un mur d’incompréhension face au « capitalisme de surveillance » qui menacerait le mouvement de désobéissance civile. « Dans la plupart des actions de masse que nous avons organisées ces deux dernières années, il n’y a pas eu d’instructions judiciaires. Mais cela ne veut pas dire que certains ne se sont pas fait prendre. Depuis l’action contre les banques en avril 2021, des militants et militantes de XR sont poursuivis. D’autres rebelles ont mené des actions anti-pub et se sont fait convoquer par les flics. Notre cercle juridique essaye de reprendre la sauce car il n’y a aucun flagrant délit ou motif suffisant qui justifie des arrestations ou une forme de criminalisation d’actions de contestation. »

Invité à suivre les travaux de ce cercle juridique, ce soir-là, Imagine a dû rebrousser chemin, malgré une majorité d’avis favorables, parmi les six participants. « Il y aurait un conflit d’intérêts pour moi à donner des conseils en présence de la presse », objecta une juriste participant à cette réunion. Fin de session cryptée.

Dénombrant près de trente mille « suiveurs » sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram) en Belgique, XR s’appuie en pratique sur plus de trois cents « rebelles de confiance », prêts à s’engager dans des actions d’occupation de l’espace public (« Time for Rage », rue de la Loi, pendant la COP26), ou de cibles privées comme les banques (« Money Rebellion » en avril 2021) ou le Salon de l’auto (« Salon des mensonges » en janvier 2020).

Le mouvement a-t-il changé quelque chose de notable dans le paysage politique depuis son émergence en Belgique ? « Sur le fond, non, tranche sans fioritures Boris Libois. Je ne perçois pas que XR a modifié les stratégies et les décisions politiques par rapport à nos trois revendications-clefs. Mais notre mouvement a clairement démocratisé l’action politique. Les citoyens et citoyennes qui nous rejoignent ne ressentent plus le besoin de passer par les structures syndicales, associatives, particratiques classiques… Les médiations sont importantes dans une démocratie – c’est mon côté Tocqueville –, mais la principale médiation à laquelle je suis attaché aujourd’hui, c’est de pouvoir reconstruire collectivement un pouvoir d’agir. C’est un élément essentiel des Lumières et c’est là que je reste ‘‘habermassien’’ dans l’âme. Le fait de pouvoir se réapproprier cette capacité d’action et de ne pas attendre d’une institution ce qu’elle ne donnera pas est crucial face à l’enjeu climatique. »

Affecté par l’échec de la COP26, à Glasgow, Boris Libois reste sans voix pendant un moment à cette évocation. Submergé par l’émotion, sans fard, l’homme laisse couler une larme de fond. « J’ai pleuré tous les jours, comme maintenant. Peut-être ai-je pleuré des espoirs déçus, secrets, peut-être ai-je liquidé d’autres choses… confie celui qui est devenu thérapeute à mi-temps. Ce qui est clair, c’est qu’il y a un deuil à faire. On s’enfonce dans quelque chose de noir, de très gluant, dont on espère un peu de lumière pour garder l’espoir avec lucidité et humilité. Nous devons apprendre à habiter dans les ruines provoquées par le capitalisme et dans les cendres de la nécropolitique. Nous rendons la planète inhabitable, mais nous devons malgré tout continuer à réensauvager ces ruines et cultiver la joie dans les fissures du béton. »

Lecteur avisé d’auteurs qui prônent le passage insidieux à des actions plus violentes ou de sabotage, Boris Libois trace une ligne rouge face à cette tentation qui semble gagner du terrain dans l’esprit de certains militants européens : « Notre ligne, c’est la non-violence et l’action pacifique dans le droit fil de ce que prônait Gandhi. Si des poursuites devaient être engagées en Belgique pour entraver ce mouvement citoyen, comme on le voit désormais en Angleterre, j’assumerai de devenir le premier prisonnier politique pour la justice écologique et sociale. Nos martyrs ne rêvent pas de vierges au paradis mais de donner un futur au vivant. »

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Après sa première tentative avortée, Imagine sera invité à suivre une rencontre stratégique, début décembre, entre une douzaine d’acteurs historiques de XR Belgique, France, Allemagne et Roger Hallam, cofondateur d’Extinction Rebellion. Pull-over rouge, visage émacié et barbe plus sel que poivre, celui qui fut placé en détention en raison de son action menée contre l’extension de l’aéroport de Londres-Heathrow expose, pendant près d’une heure et demie, les raisons de simplifier les pratiques de rébellion à travers le monde pour renforcer la culture de désobéissance et remporter des victoires rapides avec des petits groupes de militants. « La perspective d’une élévation de température de trois degrés d’ici 2100, c’est une porte très étroite laissée à l’humanité. Suivons l’exemple des campagnes de Martin Luther King. Nous devons réclamer des autorités qu’elles agissent sans attendre », plaide Roger Hallam.

Source d’inspiration pour la Belgique suggérée par Roger Hallam, Insulate Britain, mouvement de désobéissance formé l’été dernier, a mené de nombreuses actions conjointes de protestation et de récolte de fonds. Lors de blocages de routes menés dans tout le pays, des groupes de militants ont exigé que le gouvernement britannique finance sans plus attendre l’isolation de tous les logements en Grande-Bretagne d’ici 2030.

Comment mieux se coordonner ? Allier la stratégie et la tactique ? Avoir de l’impact au-delà du retentissement médiatique ? Eviter l’institutionnalisation d’un mouvement encore jeune ? Gagner la sympathie plutôt que la haine des citoyens ? Et ne rien lâcher sur le fond… Toutes ces questions auront animé une session qui a laissé chaque section nationale autonome dans ses réponses pour agir sur le terrain de la désobéissance en 2022. « Pour la Belgique, l’objectif est de développer une branche radicale, explique Boris Libois. On continue à cibler les institutions politiques, mais on se rend compte qu’elles ne suivent pas, même si elles adoptent des déclarations d’urgence. Donc il faut cibler les acteurs économiques et pousser très loin des actions plus disruptives, comme le blocage d’un site industriel ou d’un aéroport. Sous prétexte d’adaptation, on se résigne à cuire à petit feu, comme la grenouille dans la casserole. Il y a une forme d’accoutumance et de résignation face à une situation épouvantable. »

Les basculements démocratiques peuvent aller très vite. Qui, au fond, avait prévu l’effondrement de l’Union soviétique ? « Nous devons remettre à jour nos modèles stratégiques d’action politique et sociale et introduire beaucoup plus d’éléments non linéaires. Les Etats sont les porte-serviettes du capitalisme financiarisé des 1 ou 10 % les plus riches. Notre système capitaliste, étatique, administratif et patriarcal tiendra jusqu’au moment où les élites feront sécession. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas… »

Plus prosaïquement, les majorités fédérale, bruxelloise ou wallonne au pouvoir, qui ont inscrit l’ambition climatique dans leurs déclarations gouvernementales, trouvent peu d’égards aux yeux du penseur : « Je distinguerais les personnes, qui sont parfois pleines de bonne volonté, du système dans lequel elles sont enfermées. Où est le changement promis ? La question de la décroissance est enterrée. Aucun parti de gauche ne pose encore la question de nos styles de vie et n’ose envisager une décroissance construite. Il y a un renoncement clair de crainte d’être marginalisé. Je perçois bien, dans mes consultations thérapeutiques, que beaucoup d’individus, qui s’engagent à titre personnel, sont lucides et se sentent en même temps intoxiqués, impuissants, comme des canaris dans la mine, parce que l’enjeu dépend principalement du système. »

Thème rassembleur, le climat engendre une forme d’unanimisme qui permet au mouvement XR de s’épargner des discussions sans fin sur la technique des dossiers. Et d’éviter une forme d’enlisement idéologique. « XR n’est pas un parti. On s’entend juste sur le fait que des assemblées citoyennes doivent délibérer pour transformer notre démocratie. C’est frustrant, c’est vrai, parce que cela ne donne pas de vision claire du monde d’après. Mais c’est là aussi où les Romains commençaient à s’empoigner. On ne parle donc pas de lendemains qui chantent, Le ‘‘end-game scénario’’ n’a pas encore été écrit. » Dans le parc Josaphat, deux chevaux véhiculent des jardinières. Rayon de soleil. Boris Libois s’émerveille en caressant leur crinière : « C’est quand même mieux que le vrombissement des moteurs, non ? La politique va aussi devoir renouveler son vocabulaire pour décrire et gagner la guerre qui est en cours contre le vivant. Nous devons retrouver la force du récit, de la poésie et de la métaphore pour faire advenir quelque chose de plus grand que nous. »

Christophe Schoune

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